Tout commence par un voyage imprévu. Nous allons en famille visiter notre amie N. B., à Lyon. Je m’étonne
de cette destination, au regard du fait que Nathalie est réputée vivre à l’étranger depuis de nombreuses années déjà, et ne compte aucune attache dans la capitale des Gaules. Toujours est-il que
nous nous retrouvons rapidement dans un grand amphithéâtre de faculté en bas duquel trône un gigantesque tableau vert traditionnel. Il est recouvert de suites de chiffres et de symboles, de
formes insensées parfaitement incompréhensibles par moi. Alors que le professeur parle d’une voix étouffée, certains chiffres, certains signes clignotent alternativement, puis disparaissent dans
une auréole de lumière jaune. La modernité de ce tableau que je croyais à craie m’interpelle. Le premier professeur, tout sourire, finit par passer la main à un autre, une femme que je suis
certain de connaître pour l’avoir eue en cours lors de mes propres études. Elle n’a pas changé depuis ce temps, plus de quinze ans.
Mon regard se promène dans les travées, mon attention ne pouvant être soutenue sur un discours que je ne
comprends pas. A. est assise devant moi, studieuse et silencieuse, tandis que N.B. est à ma droite. Je suis avachi sur mon banc, la nuque sur le dossier, à demi-allongé, ma veste posé sur les
cuisses en raison du manque de place. Je me tourne vers N.B. afin de lui faire part de mon ennui naissant quant à ce cours manifestement scientifique, donc inepte, lorsqu’au même moment elle
glisse sa main dans mon pantalon. Mes yeux s’écarquillent de surprise : nous nous connaissons depuis dix-sept ans sans jamais qu’une ambiguïté se fît jour. Ma réaction hésite, comme
pétrifiée. Je me contente de lui presser l’avant-bras, en forme de protestation valant à mon grand désarroi approbation. Je ferme les yeux sur ma lâcheté et attends que le mouvement commence. Ce
qu’il ne fait pas, figé dans une éternité instantanée, alors que nos regards ne se sont pas croisés une seconde.
Le cours a dû prendre fin sans que j’y prenne garde, puisque nous nous retrouvons chez N.B., qui vaque à
ses occupations ménagères habituelles dans le jardinet de la maison. Plus précisément, elle dispose à la va-vite du linge sur un étendoir extérieur. Dans la mesure où il s’avère déjà sec,
j’enfile une paire de jeans, dont je constate qu’à l’évidence ils ne m’appartiennent pas : trop turquoises, trop délavés et surtout trop grands pour moi. Malicieusement, je songe au fait que
je ne soupçonnais pas que N.B. fît deux tailles de plus que moi alors même qu’elle avait un physique de brindille. Qu’en est-il de ma désincarnation ? Peu importe à ce moment, puisque je
décide d’enlever ces jeans ridicules. Peut-être est-ce l’acte positif qu’elle attend de moi ? qui lui donnera l’idée de continuer ce qu’elle avait commencé à ma plus grande honte, à ma plus
grande curiosité morbide ?
Point du tout, elle semble vouloir s’éloigner vers la maison. Je saisis au passage sa main de pierre qui
s’effrite à mon contact. Elle ne ralentit pas sa course, et histoire de dire quelque chose, je lui conseille d’utiliser une bonne crème hydratante pour les mains.
A ce moment surgit d’un recoin du jardinet S., l’ex-mari de N.B., plus grand qu’avant, plus costaud aussi,
l’œil inchangé en revanche, toujours aussi noir et perçant, injecté de sang. C’est d’un air à la fois amusé, dubitatif et consterné de surprise qu’il me dit, ou plutôt s’apprête à me dire, ou
mieux que j’attends qu’il me dise :
- Alors comme ça, tu t’es tapé ma femme !
-
Je ne réponds pas, assis dans la boue herbeuse, la tête baissée et les yeux fixés sur les hochements de
tête déçus de S.
Il est grand temps de rejoindre la famille à la Tour du Pin. Arrivés en retard, nous couchons
immédiatement Erwann, A. restant avec lui dans le salon servant de chambre. Je me dirige quant à moi vers la cuisine bondée quoique vaste. Tout le monde parle trop fort, gueule presque pour se
faire entendre. Je déteste cela. Mon regard ébaubi se plante dans une femme d’une soixantaine d’années que je ne connais pas, bien apprêtée, coiffée et maquillée comme pour la fête d’une famille
que je ne connais pas. Elle gueule plus fort que le reste, ouvrant sa bouche en découvrant des dents ocre. La colère monte en moi et fidèle à mon habitude de patience violente, je détruis
l’ambiance festive, massacre la convivialité, casse la camaraderie en posant haut et glacial, d’un air menaçant :
- Qu’est-ce que vous avez tous là à
gueuler ?
Mollo maintenant, et doucement les basses, il y a
un bébé qui dort ici. –
Le silence se fait et je m’en retourne vers la chambre salon à la porte aux carreaux de verre. Celle-ci
s’ouvre seule et A. m’accueille en me fusillant du regard, en me maudissant de ma famille trop bruyante. Je lui signifie que j’ai déjà agi, que le calme est revenu. Trop tard, Erwann est
réveillé, et il est donc temps de partir, de rentrer chez nous.
Je suis désormais sur un quai de gare ensoleillé. Je vois au loin cet énorme échangeur de métro en forme
de toit de pagode, aux nombreuses voies courant jusqu’en son sein d’acier sombre, surmonté d’une sphère jaune et lumineuse. Je l’avais déjà vu auparavant, dans une vision, mais il devait se
trouver à Paris. Peu importe. Il n’est pas ma destination. Sur le quai, je constate la présence d’Alain, grand gaillard à la magnifique moustache retroussée poivre et sel, ami de longue date du
versant germain de ma famille. Il m’ignore royalement, à ma totale stupéfaction. Que le Diable l’emporte, j’ai manifestement un train à prendre. Le temps de me retourner et je vois Stéphanie,
amie de longue date à qui je m’adresse joyeusement en lui demandant comment ça va. Elle répond au soleil en agitant la main, l’air préoccupé et absorbé par l’entrée en gare de son TER. Je
n’existe donc plus. Ai-je touché à la désincarnation ?
Me voici enfin rentré en Provence, à demi nu et seul. Je gravis quelques marches de notre domaine inconnu
et constate qu’au milieu du large escalier de vieilles pierres, manque une dizaine de marches. Ma course ralentit donc lorsque les pieds touchent la terre meuble. Une ligne centrale est marquée
par des racines mises à nu, comme si une allée florale avait un jour dû couper l’escalier en deux voies. Foin des tubercules et du reste, je réalise avoir laissé ma voiture en gare de la Tour du
Pin et ignore parfaitement comment je vais pouvoir rentrer dans un chez moi que je ne connais pas, dont je n’ai évidemment pas les clés. La porte s’ouvre néanmoins et rassuré, je me retourne une
dernière fois sur le paysage du Tholonet : tout est là, l’imposant massif de laurier, le chemin pierreux qui serpente vers les pins, au travers des oliviers et de la garrigue au thym sauvage
qui embaume l’air pur…
J’entre dans une grande pièce, entièrement vide, blanche et surexposée, dont les quatre murs luminescents
sont munis de placards d’une soixantaine de centimètres de hauteur. Par dépit, désœuvrement et curiosité, j’en ouvre un : il est rempli de lingots et de barres d’or, comme tous les
autres ! La peste ! J’en prends quelques-unes, emballées dans du papier tissu blanc du meilleur effet, mais peut-être un peu fragile pour cet usage.
Je me saisi donc rapidement d’une bonne dizaine de barres, et leur poids total me semble singulièrement
léger. Je marche maintenant dans l’étroite rue, lumineuse et déserte, d’un village inconnu aux maisons blanches ou ocre. Je marche sans but, mon or sous le bras. Je remarque alors, par la
transparence du fin papier tissu, qu’une feuille de papier s’est intercalée entre l’or et son emballage. Je l’extraie et en entame la lecture, n’ayant rien de mieux à faire à cet instant. Il
s’agit d’un courrier comportant un bel en-tête, mais émanant d’un particulier s’adressant au maire. Il fait part de son mécontentement, mais teste en faveur de la commune. Je suspends ma lecture,
le legs ne pouvant que concerner l’or de la grande pièce. Je n’y comprends rien et continue de marcher avec ce qui aurait dû représenter plus de cent kilos d’or sous le bras. En
vain.