Après une journée de dépit et une nuit de réflexion, dont je finis par me poser la question de
l’utilité, je n’ai finalement abouti qu’à un constat incertain.
Tu me pardonneras tout d’abord d’avoir dactylographié cette lettre, ce qui sied bien peu à la
situation et surtout au contenu de ce qui va suivre, mais cette précaution s’avérait nécessaire dans le souci de m’assurer la lisibilité de ces lignes.
Ensuite, je ne reviendrai pas sur la froideur dont j’ai dû faire preuve au téléphone hier,
soufflé et abattu que j’étais, à la fois devant une réaction physique incompréhensible, matérialisée dans un manque d’air passager et un cœur battant la chamade, et de par ta gêne si tactile,
sensitive... Ici encore, tu me donneras l’absolution pour avoir quelque peu lâchement coupé court, pour avoir nié la sensation terrible que j’éprouvais dans un illusoire masque de force, et force
d’orgueil.
Je m’étendrai en revanche sur les questions soulevées lors de notre discussion. Comme tu le sais
toutefois, étant foncièrement incapable de procéder à l’osmose de la raison et des sentiments, suivront deux autres lettres, toutes aussi vraies l’une que l’autre, agressant ma nature couarde et
menteuse de ces deux manières. Elles viseront à faire ce que je n’ai jamais pu dire : si je me révèle impuissant à articuler la vérité, résolvons-nous à l’écrire...
Entre-temps, l’interrogation engagée plus haut mérite de trouver un chemin de réponse. Ce qui va
suivre est-il vraiment utile ? Pour être franc, j’en doute, tes décisions t’appartenant et ma mâle fierté mise à mal ne m’enserrant pas dans la bêtise à un tel point que je pourrais imaginer un
instant avoir quelconque influence sur elles. Je pourrais dire “Ce qui est fait est fait, et plus à faire”, ou autres banalités, en me contentant amorphe et subissant ratificateur
d’accepter la chose sans effort de l’appréhender. Je ne puis m’y résoudre.
Le but est double : je cacherai pour le moment le premier, pour ne révéler que le second, à
savoir la tentative d’une forme de libération, peut-être la tienne, plus probablement la mienne.
Que violence se fasse à un menteur impénitent.
Raisonnable ?
Que dire de raisonnable lorsque ton obstination à ne pas parler me laisse dans les tourments de
l’indécision.
Faisons l’effort de reprendre le cours du temps (rappelle-toi que tu as aimé l’histoire par
exemple...) : nous nous connaissions bien, depuis quelques années, et en vînmes presque naturellement à céder aux pulsions.
Je dois dès ici avouer ma peur panique des passions, de la sensualité, du sexe, qui se traduit
par une apparente indifférence au mieux, à un mépris sans cause et renfrogné au pire, qu’en tout état de cause mon orgueil m’empêche d’expliquer. A cela s’ajoute une honte profonde de ce que je
suis, représente, sur le plan intellectuel, et de mon corps en général, trop affecté à mon sens d’une surcharge pondérale à propos de laquelle j’ai continûment craché ma haine. La déduction est
aisée : je ne m’interroge pas, me connais trop et déplore de laisser échapper tout indice pouvant mettre quiconque sur la trace de ce que je suis, de cet ego haïssable. C’est en luttant contre
l’amour à l’orée d’une vie d’adulte et d’échec que je me suis perdu, moi l’affreux timide, sentimental à en vomir, le rouge vif de l’humilité pointant trop souvent à mes joues rebondies et mes
grandes oreilles... Dans ce combat vain, j’ai cru m’endurcir en conscience, devinant dès les premiers verres la faiblesse de cette cloison en contreplaqué rongé aux mites. L’amour n’était-il pas
regardé comme insuffisant, puisque à cette époque adolescente il s’était trouvé incapable tout d’abord d’empêcher la rupture, et ensuite de survivre, purement et simplement ? Idéalisme,
romantisme... Mon horreur de ces mots se rattache évidemment à l’expérience gâchée, à la sensation réfutée de ce que je suis. Amour... Ma terreur de ce mot ressemble à l’attirance paniquée d’un
animal devant le vide, d’un Luc ahuri devant sa véritable quête, se crispant dans un magnifique réflexe d’orgueil infondé et détournant la tête, dédaigneusement en apparence, avec souffrance aux
tréfonds.
Je te l’écris parce que je n’ai plus rien à perdre ni à te cacher, malgré la peur de la vérité et
des risques pour mon image (quelle dérision !) qui m’étreint encore. Tu comprendras alors combien il était âpre de jouer le rôle d’un séducteur attentionné, mû d’une assurance de lui contre
nature pour ma part.
Continuons de reprendre : après les pulsions, ma faiblesse dévorante devant les événements de la
vie et le quotidien.
Crémieux, Lyon : chaque jour davantage frustré en mes profession et esprit, n’osant en parler
pour ne pas avouer la faiblesse, par égoïsme et manque de confiance mais pas d’amour, tu as commencé à partir, quels que fussent par ailleurs tes sentiments à mon égard. La rigidité de
comportement, une sensualité réduite bien sûr conséquente (comment aurais-je pu, au vu de mes réactions, réclamer la tendresse que je ne donnais pas ? Comment aurais-je osé te demander d’assouvir
mes quelques fantasmes sexuels lorsque tu me cachais les tiens, pour des raisons ignorées à ce jour ?), doivent avoir mis à rude épreuve tes nerfs à l’évidence, ta conscience et tes sentiments
aussi, j’en demeure persuadé. Cela dit, il paraîtrait injuste de ne pas partager la responsabilité : tes réactions indifférentes ou agacées, liées à ton absence de volonté de communiquer, ont été
ressenties comme un injuste abandon, au moment où, même si j’étais incapable de le formuler, j’avais le plus besoin de toi.
Le quotidien... Refuser plus encore l’étroitesse des rapports et la sexualité : honte toujours.
Victime de suées nocturnes après le football, que n’allais-je t’approcher ! La voiture haïe, cause de tellement de disputes absurdes que mon seul cerveau ne suffit pas à les compter. Tout est
lié, ces week-ends cloîtrés, cette inactivité, le manque de présence amicale, d’argent...
Le temps dépressif et le mauvais Luc, ou l’inverse... Les mycoses rebutant toute tentative de
rapprochement. Songeant de nouveau à cette époque avec un sourire jaune, je ne peux même pas imaginer notre endurance, mais aussi notre résignation à la défaite.
Marseille : nous savons tous deux ce que nous pensons de cette ville, et l’erreur peut-être
salutaire de l’avoir rejointe. Des rapports de mal en pis, une frontière que tu franchis en me doublant sur le fil quant au niveau de malaise, si tant est que celui-ci peut être quantifié. Je
n’ai jamais supporté le quotidien, la présence de quelqu’un au réveil, l’amour n’y changeant rien, mais malheureusement, ce quotidien me pétrifie, obscurcit mon jugement. Non pourtant, je ne suis
de nature ni casanière ni exclusive du corps ou du voyage. Si fait, je n’ai rien fait pour la montrer !
Puis ton départ sur Paris, que dans l’inacceptation de mes sentiments, j’ai opéré à la
valorisation exagérée de mon raisonnable mêlée de sens du sacrifice pour l’utilité de ta vie... Et peut-être un peu d’hypocrisie tant le quotidien devenait difficile à supporter.
Mon caractère insidieux a toujours préféré la distance, et les relations d’amants plutôt que
celles d’époux, nécessitant plus de concessions, de dévoiler plus de faiblesses et d’occasions de faire rejaillir cette honte, fil rouge de mon existence. Je croyais intimement, sûrement le
crois-je toujours, qu’une séparation temporaire nous permettrait de nous retrouver, notamment du fait de l'équilibrage de nos vies professionnelles. Il me semble me rappeler que je t’ai poussée à
partir, lorsque tu hésitais encore entre un stage estival et une embauche définitive. Je puis te jurer que mes sentiments profonds n’étaient pas en cause dans cette manifestation de
volonté.
Le chômage, Aix en Provence : peu à peu, je t’ai sentie t’éloigner, peu à l’écoute de ce que je
considère comme un désespoir. Or ce dernier absorbe les restes d’humanité ; il ne se partage pas pour qui conçoit à destination de l’être aimé du respect. Victimisation me diras-tu !? J’ai poussé
de la manière la plus honnête qu’il me semblait le sens de ce sacrifice jusqu’à refuser d’aller te rejoindre à Paris, pour ne pas précipiter notre chute.
Lyon était si proche, mon état d’esprit pire encore que là-bas : comment aurais-tu pu me
supporter ne fût-ce qu’une semaine dans ces conditions ? Aucune réponse ne s’est imposée, et j’acceptais stupidement renonçant la croissance de la distance qui nous séparait de plus en plus.
Physiquement, certains week-ends “dépensés” sur Paris et non consommés malgré mon désir, par ton refus à demi-mot, ta maladie, ton allergie naissante à ma personne ? Le plus dur serait
de me convaincre du contraire...
Idiot et frileux que je fus de me livrer moi aussi au non-dit en cette matière si sensible ! Mais
la honte et l’orgueil font très mauvais ménage : il s’avérait absurde, dérangeant, inconvenant de demander quoi que ce fût, et il fallait te prouver à la fois ma capacité et ma volonté de te
retrouver en obtenant un poste à Paris. Là encore, conscient mais en refusant le principe même, j’ai fait fi de la sensation de négligence que tu éprouvais de ma part envers toi, espérant te
revoir tête haute et amoureuse, une situation en mains... Orgueil, naïveté et stupidité sûrement...
Travail, de nouveau : mieux... Mais à Annecy, mais trop tard. Une vie sentimentale de plus en
plus convenue par notre raidissement conjoint sur nos positions respectives d’incommunication. Une vie sexuelle sporadique et pour ta part teintée d’une douleur feinte ou réelle, que seul le
manque d’amour peut à mon sens expliquer, jusqu’à ce jour fatal où ma tête a bourdonné, mon cœur cessé de battre alors que le sang montait violemment jusqu’à mes tempes.
L’ensemble de mes défauts, avarice ou tempérament économe selon la vue des choses compris, dont
la conscience exagérée et parfois travestie est une caractéristique personnelle, ne m’avait pourtant pas préparé à ... ça, faute d’autre mot traduisant ma sensation.
Week-end parisien subséquent : excellente fin de semaine où j’ai cru te retrouver telle que je
t’avais connue naguère, le tout pour une fois encore devoir prendre lors de l’ultime déjeuner l’initiative de la violence que tu n’assumais pas, que peut-être tu ne voulais m’infliger en cédant
au souvenir. Initiative forcée se résumant aux larmes à la fois nerveuses et synonymes d’échec, de défaite, de regret que mon tempérament nostalgique fortifie plus encore. Mais il demeurait une
lueur d’espoir : si par ton comportement tu m’avais contraint à prendre l’initiative, je n’allais tout de même pas te faciliter la tâche jusqu’à assurer celle de la rupture consommée. Dès lors,
j’avais envisagé, ce avec quoi tu t’étais accordée, une séparation provisoire, “jusqu’à ce que l’on constate si l’on peut et veut vivre l’un sans l’autre” ; tels étaient mes mots dans le
texte... Inutile de t’avouer désormais que je ne souhaitais qu’une chose, c’est que tu reviennes sur ton incertaine décision (incertaine était uniquement mon ressenti).
J’ai été renforcé dans cette opinion par certains faits, jusque très récemment, par Laure
(“Elle t’aime encore”), par Stéphanie (“Emilie te considère comme l’homme de sa vie”) ... Je t’en supplie, ne t’en prends pas à elles pour m’avoir fait part de
tes questionnements d’alors. Alors j’avais beau jeu, en tant “qu’offensé”, d’attendre ta repentance à bras ouverts, d’autant plus que les mois passant depuis décembre, l’analyse de nos
erreurs et souvenirs m’avaient dirigé de nouveau vers toi. Cette sensation se confirmait lors de chacune de nos rencontres ultérieures, où le plaisir de te revoir sourire et la volonté de te
séduire à nouveau se cachaient difficilement derrière une attitude simplement amicale, une joyeuse humeur de façade. Je ne patientais depuis le 6 décembre que pour toi ; l’évidence était là,
malgré toutes ces bonnes paroles du type “Quand c’est fini, c’est fini” ou autres !
Attendre sans agir le “tout-cuit”, accroché comme à une planche de salut aux ouï-dires
complaisants, voilà qui était bien présomptueux. Que n’avais-je pas imaginé que ces dizaines de jours s’accumulant comme un classement en retard qu’on ne pourrait bientôt plus récupérer,
laissaient s’amoindrir la chance espérée ? Avais-je envisagé cette durée comme possiblement éternelle, au point de te voir nonne ou vestale d’un feu sacré de cendres désormais froides ? Je crois
que oui, malgré l’espacement croissant de tes appels, à mon grand dam.
Dimanche 8 août : il me rappelle fortement le 6 décembre. Souviens-toi, quatre jours avant cette
date tu me réclamais d’urgence à Paris pour une discussion qui s’annonçait comme bien sombre ; trois jours avant j’apprenais que j’allais me retrouver au chômage, de la manière la plus indélicate
qui soit après tant d’espoirs misés, et à cette date du 6 décembre tu m’annonçais ta volonté d’en finir. Dimanche 8 août : deux jours avant, j’apprends que je dois être opéré et que mon avenir
professionnel s’assombrit, aucun renouvellement de mon contrat n’étant prévu après le 31 décembre ; au 8 août, anéantissant mes espoirs ridicules, tu m’apprends que tu nourris depuis un mois et
demi une liaison, avec qui plus est un séducteur attentif, modèle de ce que je ne serai jamais, comme si tu t’étais trompée totalement durant les plus que trois années, dès lors gâchées avec moi.
Ce doit être, de manière lucide et repoussant toute pitié, ce que l’on nomme la loi des séries...
Dans cette sorte de mienne pathologie complexée, j’avais regardé comme valorisante une fidélité
après rupture, ce qui ne devait finalement être qu’un deuil...
Je pourrais me contenter de remarques acides, aigries, tenter d'augmenter tes parts de
responsabilité, d’accroître ta culpabilité... Quitte à te surprendre doublement, non seulement je n’en ferai rien, mais en outre il me faut garder espoir.
Mais j’ai toujours été mythomane.
Sentimental ?
Tant de choses à avouer, identiques au fond mais plus fortes en tête... Tant d’images se
bousculent devant mes yeux lavés. J’avais bien commencé dans une lettre que je t’avais expédiée en juin 98, mais si rappelle-toi, y était joint un élément allégeant (une photo de Camel avec la
mention “Qui aime partager les bons moments ?”). Mais mon écriture incompréhensible avait nui au message... Sauf à considérer que tout était déjà achevé, consommé...
Que dire du piètre amant que j’ai été, ce que dans ta bonté ou plus cruellement ta sollicitude ou
ta pitié, tu n’as été jusqu’à me l’asséner à pleine face. Les raisons, les excuses devrais-je dire, n’y font rien. Quelle inconscience lorsque je me vois périr dans un sourire absent, l’air béat
devant la tombe que j’ai creusée, où ne manquent que les fleurs que je ne t’ai pas offertes. Quelle sublime douleur lorsque je ne sais si les larmes me montent aux yeux, si les palpitations
désespérées qui soulèvent cœur et corps ne sont que subtils soubresauts de nostalgie. Ce corps débile et contrefait que je hais tant, qui n’a su que te rejeter loin, faute de pouvoir te donner,
arrive à son terme. L’odeur de la peur et des étreintes dans la sueur, les nausées d’une simulation, laquelle ne serait peut-être pas qu’imaginaire, s’effacent, et ne demeurent plus à la surface
de la peau que les tremblements du vent.
Les lignes célestes sillonnées de nuages sombres et légers ne me parlent plus, de la même manière
que toi, s’affadissant dans les langueurs d’une relation impersonnelle. Qui aurait cru qu’il suffirait de douces paroles chantantes et ânonnant la comptine mille fois répétée d’une séduction
volage et futile pour te faire céder ? La joie est mienne, celle de te voir t’égarant dans les méandres des apparences les plus grossières, dans les détours de la recherche d’un plaisir sans
lendemain. Et là, haletante, la jalousie...
Ne me parle plus, jamais.
Je ne peux renoncer à ma quête, celle par les chemins tourmentés de laquelle je ne saurais
qu’avancer jusqu’à la raison finale de tout. Sous les lignes évaporées se fait le jour, dans les grincements d’une vieille charrette. J’exécrerai encore ces bonjours obligés qui nous rendent
débiteurs du monde ; je mourrai un peu dans les voix suaves et acidulées des rendez-vous nocturnes où je ne suis qu’étranger ; je me baignerai une fois de plus dans les soies mauves du couchant,
en toute solitude et buvant la tasse salée de l’absence de sérénité. Mais aussi, je trouverai encore la force de la hargne, de la pique inamicale, de la critique facile, puisqu’il m’est donné de
jouer le rôle du bouffon dans cette mauvaise farce, dont nos amis oublieront vite l’acteur un peu creux et vaniteux que je fus ; je ferai sourire d’autres gens en m’en prenant à leurs voisins,
inventant des récits rocambolesques, de vaudeville, tragi-comiques, puisque là encore, il est écrit que mon chapeau doit être orné de clochettes tintinnabulantes. Mon habit gris fera ressortir
les couleurs mensongères de ma langue fleurie, et le retour se fera plus vain. Pas de plainte pourtant. Et là, piteux et pendant, m’embrassant jusqu’à me confondre, le regret...
Parle-moi encore, aime-moi.
Même lorsque j’étais raisonnable, aveugle et sans recours, je ne me livrais pas. Que pour la
première fois une leçon me serve. Ne vois aucun appel ni rien d’autre dans ce que je viens de te confier que ce que tu pourras en retirer à ton seul profit.