V
20-25 ANS : LE COUPLE TORRIDE
32100 Condom sur Baïse
Cette charmante localité du Gers est le but final, et non la destination des vacances, de ces cinq années, vécues en aventure ou concubinage, ce qui revient au même… Les cieux chargés exhalent dès lors une légère teinte rosée : amour ou lointain incendie de forêt ? « Sang des Dieux », soupirerait le Parnassien. Et dans l’instant suivant, à l’image du sage contemplant les funestes ramages du temple copulaire, choit la pluie, sans rage.
Vingt ans demeure un cap, celui qui dépassé fait pour la plupart d’entre nous disparaître le perfide et humiliant « Jeune homme » ou « Jeune
fille » au profit, fier détroit, des « Monsieur » et « Madame » (tandis que l’on se mettra à regretter l’étape précédente après 25 ans… Allez comprendre…). Un simple
élément linguistique, dialectique même, fonde la nouvelle fierté. L’état adulte se pressent sur l’année civile et se ressent sur la carte d’identité. A partir de là, bien des choses se joueront
sur papier, alors que, encore un paradoxe, les correspondances se font plus relâchées, jusqu’à s’évanouir définitivement, comme la lecture. Les lettres dans un couple par hasard ou délibérément
éloigné, revêtaient une grande importance à la période de l’adolescence : qui ne s’est jamais senti dans la peau d’un grand auteur d’un illustre poète, dont chacun sait qu’ils nourrissaient
un abondant et passionnant échange de missives.
L’obsession de susciter l’intérêt du lecteur, dans des buts inavouables
le plus souvent, avait pour conséquences la recherche, la réflexion, le travail stylistique, en tout point différentes des fameuses cartes de vœux ou de vacances [1].
Tout cela est révolu… La main devient ferme pour guider non plus la plume mais le vit vers le puits des délices fermé à ces nuits de calice à la lueur d’une bougie [2]. Les lignes se noircissaient droitement, lorsque aujourd’hui elles ondulent sensuellement dans la courbure d’une épaule, d’une hanche, d’un sein ou d’un dos musclé.
L’écriture était le plus parfait exutoire de l’amoralité, de la perversité, masquées sous l’épais fard des métaphores, maintenant fardeau lorsque l’on doit s’y consacrer. Archaïsme du tracé littéraire ! La disparition des correspondances exprime la détresse des concrétions concrètes que le couple subit, au son uniforme et hachuré de la première fréquence de la bande F.M., laquelle marque les inquiétantes cycloïdes de la courbe de l’hydre.
Quelle que soit la démarche d’un couple, sa courbe demeure toujours axile à une bien ennuyeuse droite (xy = 0). Le couple n’est donc pas mathématiquement une addition de deux êtres, nous l’avons démontré sociologiquement par ailleurs, mais bien une multiplication confuse bien que simpliste, dont l’un des facteurs est nécessairement l’élément absorbant de l’autre : il en résultera la nullité à tous les coups. En soi, la vertu de l’expérience ne suffit à fonder de telles assertions : il faut y ajouter ce « shimmy » de métaphysique phénoménologique pour s’en persuader. Le stade linguistique abonde en notre sens : il est impossible d’entendre prononcer sans assouplissement de la parole, sans traîner sur les mots, le prénom du conjoint du moment ou les sobriquets dont on l’affuble souvent. Ces douceurs abêtissantes (qui ressemblent étrangement à la fameuse « gnangnan attitude » s’adressant aux bébés) créent un infralangage composé d’inductions paradigmatiques et de syntagmes simplistes à la sémantique étrangement inexistante, proche du grognement primaire finalement. Peut-on réellement penser plutôt que ressentir l’éloignement de ce babil avec la tristesse du baryton des « Chants et danses de la mort » de Modeste Petrovitch Moussorgski, sur les mots de Golenischev-Koutouzov ?
Mais vingt ans, n’est-ce pas aussi le plus bel âge de la vie, comme se plaisent à le répéter des vieillards à l’œil humide, alanguis en gisants sur leur chaise à bascule ? Certainement si l’on se réfère à ce jeune couple responsable et amoureux qui décide de son avenir commun dans le même appartement. Le début des mesquineries sonne la joie de se revoir. Encore transis de l’éveil sensuel, ils se résolvent au confort du sexe facile et régulier. La présence, envisagée comme concept vital, remplace l’aspiration au bon et le « faute de mieux » la quête ontique.
Ils se trémoussent comme deux fesses d’éléphante autour d’un évier ou d’une chambre à coucher, regardant les émissions animalières le samedi après-midi et « Questions pour un Champion – Spécial Vedettes » le dimanche soir (les intellectuels préférant le film de TF 1 ce même soir aux éclairs bleuités du regard de l’impayable Julien Lepers), le tout sur FR 3 (pardon, France 3), l’alibi culturel du service public, avant de s’engoncer dans des nuits interminables comme cette damnée phrase, tellement la découverte de l’autre s’est achevée depuis longtemps. Le sommeil est alors un doux réconfort et la négligence écrase désormais le besoin de séduction. Le baiser se fait moins langoureux, l’éjaculation moins retenue et la simulation toujours plus hypocrite. Les soirées amicales, merveilleuses entre toutes, se déroulent aussi passionnément que le ruban de l’autoroute. Des exceptions annuelles avec gueules de bois et sexes délurés… Putains de vieux…
[1] Le lecteur pourra s’étonner de cette curiosité que peut constituer aujourd’hui le fait de parler de relations épistolaires s’agissant d’adolescents. Ceux-ci ne sont-ils pas plus friands de SMS ou d’e-mails, de chat (prononcez, bande d’ignares, [∫at] : les jeunes préfèrent les chiens d’ailleurs…) ? Ne sont-ils pas la pire génération d’écoliers (en termes d’orthographe notamment) depuis le Cro-Magnon ?
Leurs principales aspirations ne sont-elle pas d’acquérir le plus grand nombre de biens matériels et de se faire une place au soleil ?
Ne sont-ils pas habillés comme des sacs à leur image, mous et peu portés à l’effort physique ?
N’ont-ils pas une conception odieuse du sexe (théorie de l’expérimentation plutôt que sacralisation) et de la sensualité (piercings-tailles basses ras-le-bonbon-et-couture-du-G-string-bijou-au-dessus-du-tatouage-de-papillon) ?
Si fait ! Il n’entre nullement dans mes intentions de secourir cette génération de trépanés catatoniques pour qui Dostoïevski doit être une marque de vodka orange, Charlemagne un roi du 14ème siècle, Spinoza un joueur de foot brésilien ou encore, apogée lacrymal, Werther un professionnel allemand du tuning…
Non, rien de tout cela, je parlais de nous, anciens adolescents de la trentaine et plus, qui ne sommes pas nés dans le numérique et le sans-fil (pardon, le wi-fi)…
[2] « La lueur d’une bougie » est une excellente chanson de Jean-Pascal Schaefer (1985), vieux compagnon de route à qui cette jolie image me permet de rendre un hommage mérité.