Il doit s’agir d’un week-end, puisque la journée est radieuse et que je suis étrangement vêtu : un
bas de survêtement noir et un tee-shirt sombre. Un matin probablement, indifférent et impalpable, et je songe à acheter des cigarettes. Je demande à Anne si elle souhaite que je lui en ramène
également, ce à quoi elle opine invisible et silencieuse.
Je décide d’y aller en courant, ce ne sont pas les débats sur le kilométrage exact nous séparant du
village qui amoindriront ma volonté d’en découdre avec la terre, les cailloux puis le bitume usé.
Ma course, pour n’en être guère rapide, n’en demeure pas moins difficile, le manque d’habitude
certainement, mais je parviens dans les faubourgs d’une ville sans trop être marqué par l’effort. Au croisement de deux boulevards, je constate la présence d’un bar-tabac et me plante devant la
porte en apposant le plat de ma main sur la poche gauche de mon survêtement, désespérément vide. J’ai oublié de prendre de l’argent, et me voilà bon pour retourner à la bastide, distante donc de
dix kilomètres et non huit comme certaines mauvaises âmes voulaient le laisser accroire. Quarante-cinq minutes pour rien… et le mal de ventre qui me saisit insidieusement. Il me faut rentrer plus
vite qu’à l’aller, c’est une nécessité absolue.
Je marche rapidement le long du boulevard jusqu’à la première station de RER, dont la présence dans un
Gardanne à l’amplitude démesurée ne m’étonne cependant pas. J’ouvre la petite porte de métal et m’engage dans l’étroit escalier de ciment gris, dans la cage duquel une dizaine de gamins désœuvrés
assiste à la descente d’un œil mauvais. Leur regard me pèse mais si n’étaient ces colites de plus en plus prononcés, ils ne m’effraieraient guère du fait de l’absolue vacuité de mes poches.
Vacuité de mes poches… je n’ai pas même de quoi acquitter le prix du billet de RER, et je fais donc demi-tour au milieu des marches tandis que le groupe d’enfants me serre de plus en
plus.
Je sens que l’un d’eux vient tenter de passer la main dans l’une des poches de mon imperméable beige
clair, dont j’ignore d’où ils sortent tous les deux. Avant même que je l’écarte en me retournant, il retire sa main en grimaçant et se met à pleurer. En s’essuyant les yeux, il se macule le
visage d’une boue marron, et ses pleurs redoublent à mesure qu’une odeur fétide vient à mes narines. Jetant un coup d’œil dans mon dos, je constate que mon imperméable est couvert d’excréments
dans toute sa partie inférieure, la piètre tentative de vol de l’enfant s’étant donc heurtée à mon apparente incontinence.
La honte me submerge alors et je presse le pas. Il me faut rentrer. L’idée d’entrer dans un bâtiment
public désormais disparu ne me hante pas. Il me faut fuir et rentrer, cacher ma honte et ma souillure.
Arrivé derrière un platane au large tronc, je m’accroupis pour constater l’ampleur des dégâts et vois
affolé une botte compacte de fumier attachée au postérieur de l’imperméable, dont je me débarrasse aussitôt en songeant dans la détresse à l’état de mon bas de survêtement que rien ne peut plus
cacher, et rien ne me sauve.
Peut-être surmontant mon dégoût de moi ai-je fait du stop, mais toujours est-il que je me retrouve le nez
face au haillon d’une Omega break bleu marine, puis l’instant suivant enroulé en position fœtale dans son coffre. Sur la banquette arrière, Christine F. donne un biberon à un bébé, ce qui relève
de l’invraisemblance absolue, en devisant avec Mélanie S. Je tente d’articuler quelques mots, mais la première me reprend sèchement d’un « Chut ! » ne laissant pas le moindre doute
sur ma condition désormais.
La honte de mes tripes malades fait taire mon orgueil malade, et je m’enroule plus encore dans le fond du
coffre. Je prends la place de la roue de secours maculée. Je me tais. Je ne bouge plus. Honte.