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Hontes

Souffrances, amour, désespoir, moquerie, musique et philosophie... La vie, quoi !

Comme le boeuf écorché de Soutine...

Publié le 31 Août 2009 par Luc dans Murs gris - ciel blanc (du 23-9 au 23-12-96)

Comme le boeuf écorché de Soutine, je gis, la tête en bas et deux lames de fer plantées en travers de mes chevilles. Pas une partie de mon corps ne m'échappe désormais : je les sens toutes vivantes dans la douleur et exemptes de vices. La pureté par l'écorchure me mortifie car imméritée. Chaque souffle de vent frais en inspiration me fait mal aux dents.

La souffrance sauve du sommeil et des rêves de grandeur, quand il a pu sembler quelquefois que nous n'étions pas nés sur cette terre uniquement pour attendre la mort. Il n'existe aucun espoir qui vaille la peine de s'y attacher, tout comme l'autre mérite notre respect mais pas que l'on se batte pour lui. Pourquoi faire ? Nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet, ou encore nemo dat quod non habet... Mais ce n'est pas fini, on va continuer... à rouler des yeux blancs aux passants de l'abattoir, attirés par l'odeur du sang et des chairs à nu.

Les coups de chaîne s'abattent sur mes blancs meurtris, pour faire travailler et attendrir la viande, m'a-t-on dit. Je relève pourtant la tête, maîtrise un spasme qui me tord le cou, tend les muscles de mes bras et hurle à travers les blessures où la brûlure s'insinue. Repensant à la veille, lorsqu'on m'avait ouvert le ventre dans d'horribles gargouillements, je regarde mes côtes bien ouvertes, comme une huître sur le sable en plein soleil. Peu à peu, je décèle l'astre derrière la brume ; tout s'efface à force de luminosité acharnée.

Pas de tunnel, pas d'espoir, juste une violente brillance qui balaye tout alentours. Les pieds vers le ciel, j'approche l'empyrée, mon Elysée de mort écorchée dans le vol d'un cygne blanc, ivre de clarté. Soupeser la plaie, défaire les noeuds puis faire cesser.

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L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.13)

Publié le 28 Août 2009 par Luc dans L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

  La paranoïa va souvent de pair avec la timidité, ce cuir que l’on durcit les années passant. Il avait longtemps songé que son apprentissage au sein de Demoiselle E. aux odeurs prononcées de tannerie l’avait purgé des stigmates du timide. Il devait bien se rendre à l’évidence : n’importe qui ne le connaissant pas et doué d’un minimum d’écoute constatait immédiatement la tare définitive, l’abominable et irréfragable défaut. Dans l’entreprise, le timide était damné à deux titres : s’il ne savait pas contrôler les rougeoiements intempestifs, l’hypersudation passagère, le déchaînement cardiaque, les blocages inopinés du diaphragme ou encore les désopilants bégaiements, l’image qu’il donnait de l’entreprise était mauvaise, cette dernière ne pouvant s’accommoder de collaborateurs qui n’eussent pas été Zarathoustra en personne. La seule chance du timide était de trouver un poste dit « fonctionnel », administratif, d’exécution, et de traîner sa honte de lui-même en rasant les murs des couloirs, parfois sous les quolibets de grands et solides commerciaux chargés de marger sur l’idée divine, mais dont on pouvait se demander si leur respect des principes de tempérance et de chasteté était ce qu’il devait être. Le timide qui avait su se vaincre n’avait plus à souffrir dans l’apparence les émois corporels de son congénère moins expérimenté : il les cachait, à tout prix, se préservant de lui-même avec une hargne peu commune. L’extérieur était hostile [1]. Tous ces gens qui se pressaient au devant de lui étaient des démons dont l’unique but était de percer sa précaire carapace afin de le ravaler au rang qu’il n’eût jamais dû quitter, celui de timide, de scribouillard solitaire. Alors pour les inciter à la prudence, il fallait les toiser de son mépris et de sa morgue, de sa supériorité éclatante, évidente, d’une froideur inégalable. Il était de métal désormais…

  … mais il avait perdu le goût du contact et de l’amour du prochain, deux sens, deux sensations pourtant indispensables dans l’Eglentreprise et son attrait pour la dernière exégèse de la féminité matérialisée dans le « quotient émotionnel », opposé au froid, logique et calculateur « quotient intellectuel » [2].

 

  Mais il n’en était pas encore là, l’anachorète ! Là, maintenant, assis et cramoisi devant une table et n’osant saisir sa tasse de café de crainte qu’elle lui échappât des mains, tremblant abominablement. Il ne se reconnaissait pas dans le portrait du jeune fonceur dynamique décrit par le Père Régional, dont la verve et l’enthousiasme finirent néanmoins par le rassurer, l’inciter à se dépasser, se transcender et… parler.

  La conversation sans intérêt fila bon train et le délai de réflexion indispensable à la prise de toute décision (du moins le pensait-il) fut plus octroyé par le Vénérable plutôt que demandé par le jeune homme. Repassant l’huis, ne lui venaient même plus à l’esprit les observations railleuses qu’il eût pu faire de l’absence totale, encore, de tout processus de recrutement tels qu’il avait pu les compulser dans les livres. La peur semblait l’avoir quitté aussi, et dans une chaleur surprenante pour un jour d’hiver, il repartit sur son chemin, vers Lyon en ayant été conforté dans sa décision représentée préalablement à l’entretien : tout était dès lors consommé. Le Père Régional, vraisemblablement plus rompu au maniement des âmes et des hommes qu’aux techniques scolastiques de l’entretien d’embauche, avait su tirer parti de l’orgueil démesuré du timide, dont l’échine frissonnait de plaisir à chaque compliment sur sa vigueur, sa jeunesse et paradoxalement son expérience. Il avait su déjouer la rigueur des défenses et du tempérament objecteur de son futur collaborateur, puisque telle était la conclusion que le Père avait lui-même tiré de l’entretien. Il ne restait plus qu’à démissionner… mettons… proprement.

  La démission, quel mot étrange et angoissant dans l’esprit porté au doute du jeune homme, qui se souvenait de l’école. La démission n’est autre qu’une action d’abaisser, un abandon, une renonciation… un pêché mortel lorsqu’elle s’applique à l’Eglentreprise.

  Par ce simple fait, il s’abaisserait, serait livré à la vindicte publique, cette lapidation qui ne dit pas son nom. Alors comme toujours en présence de la terrible ombre du doute, quand il ne songeait l’instant précédent qu’à rompre son lien avec la mesquinerie de la P.M.E. dans l’honneur et le tumulte, la fierté chevaleresque, il préféra la demi-mesure, implorant la normalité et le pêché véniel, sans assumer le fond de ses pensées.

  Il voulait dire :

 

-       Votre incompétence flagrante pour tout ce qui concerne l’Homme, votre insatiable appât du gain, votre délire paranoïaque contre l’Etat et sécuritaire, votre mépris affiché pour ce qui ne relève pas de votre caste, votre crasse intellectuelle sans limite, d’ailleurs la seule chose en vous qui n’est pas affectée de loures œillères, vous rendent absolument insupportable à mes yeux. J’ignore parfaitement dans quelle autre hérésie je vais chuter, mais tout, tout pourvu que cela n’ait rien à voir avec vous.

 

  Il dit, dans l’emphase et l’enflure et la boursouflure et dito et idem, qui pouvaient masquer l’essentiel et amoindrir sa faute par la flatterie et la sollicitation d’indulgence :

 

-       Mon Père,

 

Je suis au regret de vous signifier, par la présente, ma démission pour motifs personnels.

Je tiens cependant à souligner qu'il m'a été prodigué ici tout ce à quoi pouvait aspirer un disciple inexpérimenté ; j'entends la rigueur du raisonnement et surtout de son application pratique.

J'éprouve la nette sensation d'avoir travaillé dans un cadre agréable et professionnel.

En revanche, autant il m'a un temps été possible de m'identifier à une structure telle que Demoiselle E., autant je ne puis plus désormais y concevoir quelque avenir.

  

Notre récent déjeuner n'a fait que confirmer mes impressions : j'avoue fort peu goûter le management à l'américaine, habilement celé pourtant, à table, sous le fard courtois de la conversation badine.

De surcroît, pour n'être en aucune manière arriviste, je n'en nourris pas moins une (peut-être) légitime ambition, notamment en matière salariale, à laquelle vous ne souhaitez pas donner suite. Ajouté à cela que le coefficient hiérarchique visé dans mon contrat de travail (145) me place dignement entre les quatrième et cinquième catégories des personnels d'exécution, entre dactylo peu expérimentée et expérimentée, je vous imagine mal m'offrir quelconque promotion, étant d'ores et déjà manifestement surpayé pour mon coefficient.

D'autres motifs, personnels tant que professionnels, m'ont conduit à prendre cette décision mûrement réfléchie, représentation d'une manifestation de volonté claire et non équivoque.

 

Ma démission prend effet à compter de ce jour. Mon préavis se terminera donc dans un mois civil, date de rupture de nos relations contractuelles.

Je souhaiterais néanmoins, dans un souci de simplification mais aussi de manière à déménager dans d'humaines conditions, solder mes quatre jours de congés payés (2 jours + 2 jours de fractionnement) afférents à la période de référence précédente, à la fin de mon préavis.

Je demeure à votre disposition dans l'hypothèse où vous souhaiteriez m'entretenir de ce qui précède, ou si vous désirez que chacun conserve toute discrétion jusqu'à mon départ définitif, dans l'intérêt du service religieux.

 

  Complainte salariale, discussion de niveau hiérarchique, tous deux témoins d’une ambition à peine masquée, quand le trouble profond ne relevait que du domaine de l’émotion et de l’humain…

  Commencer d’apprendre l’hypocrisie était un premier pas sur le chemin de l’entreprise, franchi pour notre exégète sans allégresse mais avec (mauvaise) conscience. Le factotum, seul être humain déclaré au sein de Demoiselle E., s’était pourtant réjoui des primes et rebelles intentions de son juvénile coreligionnaire : par procuration, la bouche de ce dernier allait enfin porter aux oreilles ensablées de la direction ce que lui-même avait toujours désiré hurler, mais sa situation propre ne lui permettant pas un tel écart et la condamnation subséquente. Ils en avaient même discuté, attablés sans formalisme autour de quelques verres de Pernod bien peu orthodoxes. 

 

  Ils étaient montés vers l’accord et l’alliance, dans la confluence des sentiments et émotions que peut générer l’alcool, l’arche ultime de la camaraderie virile… que le presque jésuite venait de trahir dans la menace du doute.

  Le doute, qui n’allait pas tarder à lui faire commettre d’autres erreurs, encore à son détriment, toujours.



[1] Pour de toutes autres raisons, « Draußen ist feindlich », in Strategie gegen Architektur, Einstürzende Neubauten, Homestead, Mute Records, 1983.

[2] … dont la plus parfaite (et très ironique) illustration se trouve dans la chanson « Mini-calculateur » (Taschenrechner) de Kraftwerk (in Computer world, 1981) : « je suis l’opérateur du mini-calculateur – en touchant ce bouton-ci, joue une petite mélodie ».

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Blessure narcissique

Publié le 25 Août 2009 par Luc dans Vivre... par dépit (du 24-6 au 20-9-96)

Il faudrait oublier au plus vite cette image dérisoire que je conserve de moi, dans la grandeur qui caractérise mon oeuvre. Je me revois en effet ficelant solidement un sac poubelle, faisant les courses, le ménage ou la vaisselle... en arborant toujours ce sourire convaincu des pauvres d'esprit ou des ménagères situées derrière l'écran. Comme auréolé d'une tourbière de lumière, je vaque à mes occupations éclatantes, tour à tour enjôleur ou énervé, car il est de bon ton de pousser une gueulante de temps à autre.

Ainsi fièrement, je repousse chaque jour les limites immémoriales de la normalité, en gigantesque leucocyte absorbeur de tout élément étrange(r) de la proximité.

Revenu à de meilleurs sentiments, je finis tout de même par m'interroger sur l'opportunité de ces rêves de ligotage de sac poubelle. Je ne doute plus de ma ressemblance avec chacun, ce fameux Chacun représenté par la face quotidiennement supportée au sortir de son gîte, et auquel on ne voudrait en aucun cas ressembler. Cet autre là est stupide, et laid, sans intérêt ni intelligence... Un détail pourtant... il est dans le miroir.

Mon agglomération au monde est en passe d'être consommée. Mais alors, je ne garderai pas cette originalité, qui exerçait une si grande fascination sur mes admirateurs (-trices !), cet art... dans le laçage des sacs poubelles.

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Fausse victoire

Publié le 24 Août 2009 par Luc dans Sourires jaunes (du 25-3 au 21-6-96)

L'ampoule demeurait immobile, vêtue de fil de cuivre, de pierres, de bouts de bois attachés par des ficelles. Je secouai lentement la tête, pour donner l'illusion du mouvement, du plafond gris à la fenêtre grise au travers de laquelle je distinguais, après avoir dénébulé la pluie opaque... le ciel gris. Ma tête devait aller seule de gauche à droite, emplissant ses yeux de gris, alors qu'ils s'humidifiaient à l'unisson du bruit sourd, dehors.

Peut-être cherchais-je l'ivresse et l'oubli... Je n'eus même pas le tournis... Fallait-il trouver une fuite dans la nourriture ? A ce balancement de tête entre lumière et assombrissement, j'ai ajouté la brûlure de la veille.

Lors tu m'appelas, qui ne fit que surabonder à l'ennui en me donnant un temps quelque chose à penser et à faire. Je crus même oublier la douleur, que je devais rechercher peu après d'ailleurs.

Quelle ironie du sort, quand habitué à la défaite de tout ce que j'ai pu soutenir, y compris moi-même dans les stupides moments d'amour propre, il faut assister à une victoire qui me contente, certes, mais qui survint lorsque j'avais déjà renoncé à toute idée de combat ou de révolte pour mon avenir. Cette victoire n'est pas mienne.

Ma victoire aurait été le détachement et le calme, l'impossibilité de l'ennui et l'impassibilité devant les pensées morbides. Il y a fort à parier que j'aurai quelque mal à vaincre, fors moi-même.

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L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.12)

Publié le 21 Août 2009 par Luc dans L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

  Tellement d’ouvrages magnifiquement enluminés avaient décrit la procédure du recrutement ecclésiastique, naturellement simplifiée voire sommaire pour le simple employé diacre, fine, ardue, personnalisée et agressive pour la vie privée en ce qui concerne le cadre dominicain. Il ressortait dès lors d’une intense clarté que le poste proposé par le Père régional l’incluait, lui le jeune canoniste, dans le périmètre hasardeux du statut cadre.

  C’est ainsi qu’un samedi matin baigné par le soleil provençal de février, il ajusta son austère tenue pour la première salve de la batterie des entretiens d’embauche. Son instinct tout de méfiance fait l’avertit immédiatement lorsqu’il se rendit compte que la première rencontre physique avec son éventuel supérieur devait s’incarner au domicile même de l’intéressé. La cause en relevait de l’évidence pour sa raison exercée : il s’agissait de lui faire entendre qu’il entrait désormais dans un monde qui n’était pas le sien mais dans lequel il lui appartenait de rapidement trouver sa place, de s’intégrer.

  S’intégrer enfin… Se fondre, se désincarner, se mettre en bas-relief, se bombeauphosphoriser, se désintégrer… Ah l’intégration ! Le jeune homme savait qu’elle était le maître mot de la réussite d’une embauche dans les grandes entreprises, l’accent étant même parfois mis contractuellement en vue d’en souligner la nécessité de la réussite au malheureux postulant. L’intention de départ lui semblait plutôt louable si elle ne restait pas que fumisterie boudée ou dédaignée par les opérationnels. Force était toutefois de constater qu’elle demeurait très souvent inscrite dans les procédures officielles en tant qu’importantissime lettre morte. Au plus, le nouvel arrivant se voyait-t-il remettre un livret d’accueil incompréhensible car non commenté, mais il ne savait pas plus qu’avant son recrutement où se trouvaient, par ordre de priorité, les toilettes, les tableaux d’affichages portant notamment le numéro de téléphone de la section compétente d’inspection du travail, le 114 (centre d’appel contre les discriminations, obsolète), les locaux du CHSCT, des DP et du CE, et enfin celui de la direction où théoriquement, « bonne ambiance » aidant, tous les problèmes devaient trouver leur solution, sans « faire de vagues », ou dans un style plus juppéen, « sans remuer la merde ».

  Le parcours d’intégration, théoriquement très différent de celui d’obstacles (anciennement du combattant) et pourtant aussi fait à la va-vite, consistant surtout à serrer des dizaines de mains de personnes dont les noms seront oubliés sitôt franchie la porte suivante, ne lui paraissait qu’un alibi RH supplémentaire de la grande entreprise, tout comme cette conviction affichée touchant à la méthode Coué, que tout devait « bien aller » (le contraire était parfaitement inadmissible, « Marre de ces gens qui tirent la gueule ! »), dans une saine camaraderie de tous et toutes, par le biais notamment de tutoiements forcés et risibles. A l’identique, le mot « Bienvenue ! » résonnait souvent mal aux oreilles du salarié averti, et devait souvent se traduire par « Fais ton travail, ferme ta gueule et peut-être auras-tu une chance de faire ton trou ».

  Nonobstant ces sombres considérations et ainsi qu’il lui paraissait l’avoir vécu de tout temps, le voyage, dans le défrichage de l’azur et la cotation des astres [1], fut bref et la destination certaine. La demeure simple du Père Régional l’attendait, contrairement à ce dernier, manifestement absent… La lourdeur de la bure en plein soleil ne tarda pas à échauffer l’esprit de l’aspirant cadre, désormais persuadé de sa relégation dans les culs de basse fosse de l’oubli éternel.

  Comment ne pas songer encore à ces regards, tour à tour tendres et amusés, qui se posaient sur certains coreligionnaires, semblait-il moins talentueux ou de physiques ingrats, lorsqu’il n’inspirait qu’indifférence ou crainte, ce qui de fait revenait au même résultat, à savoir l’exclusion du groupe. Pareillement, il avait souvent dénoté l’étonnante facilité des hommes et des femmes à l’oubli salvateur lorsque sa capacité de séduction toute aristotélicienne s’était adressée à eux dans un passé même proche. C’est aussi avec regret qu’il constatait l’affaiblissement progressif et grandissant de cette puissance de séduction sur ses camarades, particulièrement dans la gente féminine. Aucun péché autre que véniel dans ses pensées mornes, simplement l’exaspérante sensation de faire le vide autour de soi, pas à pas. Les regards bruns et bleus ne s’arrêtaient plus sur lui, dont la science ne pouvait seule contribuer à sa réentrée dans le Top 50 de l’attention générale. Il lui eût fallu d’autres qualités, pour lesquelles il n’avait pas été formé, à savoir la sympathie, la présence corporelle et scénique, la bonhomie, un caractère leste et joyeux…

  Rien de tout cela dans sa propédeutique : l’animal malingre et roué qu’il représentait, le goupil des dossiers tordus, ne pouvaient inspirer d’autre sentiment que celui de l’utilité (dont le caractère d’évidence se heurte à l’éthique, une forme de mal nécessaire).

  Or la question philosophique fondamentale est probablement tout sauf celle de l’utilité et de l’inutilité. Ainsi que le soulignait Balzac, peut-on admettre que les hommes vous estiment en raison de votre utilité sans tenir compte de votre valeur ? Si l’on fait de l’utile le principe fondateur de toutes les valeurs, se résolvant ainsi au pragmatisme et à l’utilitarisme moral et économique, Dieu et toute métaphysique resplendissant d’inutilité, ne peuvent plus être.

  Or cette idée lui était odieuse, inacceptable, ressentie puis réfléchie comme bafouant l’intelligence : des humains être-là, le Dasein de M. Heidegger, manœuvrant d’improbables et tellement utiles machines monétaires pour le bien commun et insensible d’une communauté abrutie. Comment faire comprendre cette position conçue comme rêveuse au mieux, fumeuse dans le cas général.

  La crainte devant sa timidité dévorante, le point ultime de l’orgueil [2], ressentie comme morgue ou crânerie hautaine, il y avait de même pensé, mais cette sensation puérile ne pouvait être prêtée à l’expérimenté Père Régional, dont l’absence ne pouvait s’expliquer par la peur ni le rejet purement physiognomonique de sa personne il est vrai pas très grande, du fait que ces deux exégètes ne s’étaient jamais rencontrés.

 

- Alors Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? -

 

  Sur ces considérations languissantes de retrait définitif survint la propitiation que l’on espérait plus : le Père Régional marchait d’un pas lent vers les portes de sa demeure, auréolé du disque solaire…

  Il était là, Pantocrator, tenant sa main droite à hauteur de poitrine, l’index et le majeur accolés et levés vers le ciel, le pouce se rejoignant avec l’annulaire et l’auriculaire dans la bénédiction, avec deux doigts et un, deux natures dans sa seule personne. Il était d’ailleurs vêtu d’un polo Lacoste rouge, signe de sa royauté divine, et d’un pantalon de toile bleue, signe de son humanité. Presque aveuglé, le jeune homme constata les sphères concentriques de la mandorle du Père régional ; elles étaient bleues et rouges éclatants, de même que l'éclat de l'or de l'auréole et du trône qu’il devinait, qui illustraient l'arc-en-ciel à travers lequel se manifestait la présence de Dieu. Cette main qui bénissait lui montrait l’évangile du salut comme l’Ange d’or embrasse le fantasque Finskij Zaliv et le ciel dans un geste éternel [3]… et l’invitait surtout à lui emboîter le pas jusqu’à la porte de la maison après un bonjour cordial.

  Mais déjà, les reflets roux de ses tempes et le profil offert du fait d’une marche côte à côte ne laissaient d’inquiéter le jeune scoliaste, rompu à la symbolique chrétienne.

  L’homme était d’âge mûr, la cinquantaine établie. Sa peau bronzée et striée de profondes rides ressemblait plus à celle d’un franciscain ayant cultivé les champs du monastère pieds nus dans la neige, qu’à celle d’un chanoine dominicain, pâle comme un poisson et copieusement prébendé sur les fonds secrets de l’abbaye.

  On ressentait chez lui toute la conviction de l’expérience pragmatique, ainsi qu’en témoigna l’accueil dénué de toute solennité qu’il fit à l’aspirant en l’invitant à prendre place sur un confortable canapé, devant une tasse de café.

  Il sut faire chuter la tension abominable qui inondait le candidat, le tranquillise, lui donna confiance jusqu’à laisser échapper quelques sourires ou locutions peu gracieuses. Pour informel que fut l’entretien, la méfiance le saisit encore lorsqu’il s’entendit dire :

 

-  «  Je vous sens un peu timide, tendu, mais vous êtes jeune et dynamique.
Allez ! Foncez ! Et je suis persuadé que vous réussirez au sein de notre organisation
. ».

 

  Que penser de cette assertion ? Ne s’agissait-il pas d’un plan subtil [4] destiné à le faire choir de sa position en cours d’acquisition, ainsi que Lucibel fut déchu de ses droits éternels de clarté par le vil Sabaot ?

  Dans le doute sur l’Eglentreprise, sa conscience le céda un instant, ainsi que cela était coutumier, au rêve éveillé, un aparté paganisant.

 

  Tomber amoureux… Et pourquoi pas, puisque je sais que Laurin, le roi des nains, perdu dans son jardin de roses entouré d’un fil de soie, baigné par le soleil de Minuit, l’hyperboréen, ne me le reprocherait pas.

  C’est d’ailleurs le crépuscule de mon âme ; mais qu’importe l’âme, la Nature se soucie surtout du cœur. Et le mien, éprouvé par mille batailles, vaillant, est fort, car je suis un Bon Homme.

  C’est d’ailleurs le crépuscule de mon jardin ; souillées, piétinées, mes pauvres roses… Mais du grain naît la farine et du meunier l’enfant qui e mangera le pain.

  Alors je tournerai mon visage franc, en ne laissant que la vision de ma nuque au ponant monde des ténèbres, vers le Grand Nord, vers Appolyon, à qui l’on fit grand tort, vers où est mon vrai soleil, où est Thulé, où est le vrai palais héliocentrique fait de verre et de glace, vers ce monde où le jour baigne le solstice éternel.

  Je verrai l’Asgard, et dame Hel couper les fils, Widar le Silencieux arracher la gueule du loup qui tua Thor et le Mjolnir sacré par Odin lui-même.

  Puis je ressentirai les effluves fatiguées d’un Parzival chenu, celles de Tannhaüser se délaissant sur le sein de Vénus au sein de la montagne magique de la grande forêt de Tiubel, celles de Lohengrin, puis enfin entendrai les appels du Walhall où siègeront pour le dernier festin des Dieux, Wotan, Siegfried et une femme : la vaillante Brünnhilde, sous l’œil bienveillant de Laurin, sarcastique et dansant…

  Je vous dédie à tous, Wolfram d’Eschenbach, Césaire d’Heisterbach, Peire Cardenal, Esclarmonde de Foix, la vision mirifique du Graal, cette pierre tombée de la couronne de Lucibel à qui l’on commit aussi tant de torts lorsque le dieu juif Sabaot le déchut de ses droits de lumière, baigné du soleil d’Apollyon, du parfum sublime des roses des nains, du son pur et métallique de la Balmung de Siegfried, et des poèmes des Parfaits, des Minnesänger… [5]

 

- fin de l’hérésie catharo-germano-scandinave -

- retour à Dieu et son plénipotentiaire -

 



[1] Lire « L’Eve future » de Villiers de l’Isle Adam pour comprendre quoique ce soit à cette sentence bien obscure.

[2] Selon Pascale Clarke. Comme Jean Rochefort (in « En aparté », 14 septembre 2002), je ne peux que m’accorder avec elle sur cette définition.

[3] Ангел на шпиле Петропавазвского собора, Санкт-Петербург.

[4] « I’ve got a plan so cunning you could put a tail on it and call it weasel », Rowan Atkinson à Tony Robinson in The Black Adder, III.

[5] V. Otto Rahn, in « La Cour de Lucifer », Tchou, 1er trim. 1974.

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Dangereux oubli

Publié le 20 Août 2009 par Luc dans Humeurs froides (du 2-1 au 23-3-96)

Un seul réveil, parabolique et dérangé, puis la course, aussi rapide que l'oubli. Interruption par un éclair de mémoire, ou par une chute. La jambe doit saigner. Je devine, dans le retour du verbe, la tache s'élargir sous le tissu. Mais il faut continuer, l'oubli m'y oblige, cet oubli qui m'a frappé la veille et me fait courir aujourd'hui pour rattraper la faute. Le point à la cuisse se diffuse, répartiteur de douleur...

Mais j'arrive : des visages souriants, bon enfant, me tancent gentiment de mon insouciance. Soupirant, je ne peux leur répondre que le coupable est l'oubli, car là, assis, ma tête penchée sur le côté... un peu trop peut-être... ce que nul n'a remarqué. L'oubli, vaincu, sans conséquences, vient de me briser les vertèbres...

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Invité, le sommeil n'entra pourtant pas

Publié le 19 Août 2009 par Luc dans Insomnies (du 1-8 au 24-12-09)

Je savais en me couchant dans un bourdonnement terrible ce à quoi je devais me préparer. Il eût fallu un miracle pour que cela se produisît autrement, qui ne survint évidemment pas.

 

La respiration difficile, j’entamais mes habituelles contorsions, saccadées et pivotantes autour d’un axe douloureux, avec la périodicité, la rythmique d’un métronome ivre de son propre son. Ventre –tourner – côté droit – tourner – dos – tourner – côté gauche – tourner.

 

Mon visage se bouchait davantage par tous ses orifices avec la chaleur qui ne voulait plus décliner. Le sifflement de mes inspirations ajoutait une note aiguë au calamiteux ensemble. Dans ce tintamarre brûlant et suant, le sommeil n’avait guère envie d’entrer, tandis que je le suppliais de me délivrer.

 

Alors le cœur si peu festif pourtant se mit à accélérer ses battements, pas jusqu’à la chamade, non, simplement à un régime trop élevé pour permettre au sommeil de glisser son pied résigné dans la porte de mes troubles bruyants et lumineux.

 

Alors le cerveau, harassé de sa journée trop remplie et comme s’il avait été un salarié anglais passant prendre quatre ou cinq pints en dix minutes en sortant du bureau, décida de faire lui aussi fi de l’invité patientant dehors, et se fraya un chemin rapide au centre de la piste de dance.

 

Lui habituellement si rationnel faisait fuser des éclairs bleutés de ses synapses, accélérait démesurément les réflexions sur tous sujets en y introduisant des images et sensations sans rapport avec le discours, au même rythme sans temps que les retournements cahoteux du corps désormais meurtri, les secousses épileptiques de l’absence de sommeil, les reniflements vulgaires dans la chaleur du visage gonflé, luisant et englué, les douleurs pénétrantes et la folie gagnant les mâchoires.

 

J’attendis la fin du triste spectacle, en me disant que tous ces éléments pour le moins indisciplinés allaient comme à l’accoutumée tomber ivres morts dans les draps humides, un peu avant le petit matin. Et il n’en fut rien, l’aube et l’aurore avaient éclos dans le bruit, et ma tête d’exploser dans le premier rayon de soleil.

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Combien de nuits ?

Publié le 17 Août 2009 par Luc dans Arbeit (du 16-10 au 29-12-95)

Combien connais-je de nuits en une seule ?

La première est celle où l’on se couche en se révoltant contre le réveil futur.

La deuxième trace une portée musicale, flottante, douce et chaude.

La troisième anéantit alors que la régence du sommeil assure le repos.

La quatrième est terrible, celle du rêve, dont la stupidité ou le caractère écœurant prend souvent le pas sur l’originalité du propos.

Les cinquième et suivantes gâchent le peu de faveur que l’on avait accordé aux précédentes : la soif, l’envie d’uriner, le rêve conscient et relâché, le stress qui reprend alors que devrait le détromper le nombre d’heures restant à courir jusqu’au réveil, la sensation d’inutilité de revenir à la troisième lorsqu’on l’aimerait bien, alors que l’impossibilité de ce retour est su de tous temps…

Et c’est bien avec ça qu’il faudrait se montrer guilleret chaque jour ! Ca m’f’rait presque marrer, tiens

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L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.11)

Publié le 14 Août 2009 par Luc dans L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

II L’ENTREPRISE INTERNATIONALE

 

 

Oblast je morda ne simpatična, a edina nesmrtna pot miru in stabilizacije. [1]

 

Ou encore…

 

L’entreprise broie les hommes et se nourrit de leurs blessures [2]

 

 

1

 

  - Partir… Oui, mais où ? – s’interrogeait l’instruit catéchumène. Sa désormais expérience de la Genèse, ses nombreux travaux de simple exécutant, à la fois calligraphiques, heuristiques et d’enluminure, son apprentissage des rouages les plus fondamentaux du pouvoir de dame E., devaient faire de lui un collaborateur précieux. Une formation universitaire combinée à l’appréhension pragmatique et empirique du métier devait pouvoir intéresser un niveau spirituel hiérarchiquement supérieur… Devoir pouvoir… La démonstration du jeune homme était évidente : en premier lieu dans la Critique de la Raison Pure, Kant appelait transcendantale « toute connaissance qui s'occupe moins des objets que de notre manière de les connaître en tant que ce mode de connaissance doit être possible a priori ».

  Puis, en second lieu, dans les « Fondements à la métaphysique des mœurs », Kant partait de la possibilité, perçue par lui comme une nécessité, de bâtir une métaphysique entièrement a priori, sans aucune référence au champ de l’expérience, sans recours à des principes empiriques, qui sont du ressort en matière d’éthique de la seule anthropologie.

  Enfin, il en allait identiquement de la morale nécessaire qui s'exprimait par l'impératif catégorique : Tu dois ! (donc, tu peux) [3]. A la question éventuelle, « Mais comment un impératif catégorique est-il possible ? », le jeune homme fit encore sienne la réponse kantienne, à savoir que l’homme appartenait à la fois au monde des phénomènes (apparences) et à celui des noumènes (choses en soi, Ding in sich).

  En conclusion, il se rappelait à ses devoirs : « Agis uniquement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ».

  Comme souvent dans un monde où le volontarisme individuel tient plus du fantasme que de la réalité, on avait choisi pour lui. Un soir, dans sa cellule, alors qu’il sirotait tranquillement un whisky sans glace élaboré par les chanoines du Speyside, le téléphone sonna. L’homme au bout du fil se présenta comme le Père Régional d’une entreprise fameuse dont l’onction prodiguée aux masses populaires consistait dans la mise à disposition, moyennant participation préalable et forfaitaire à la quête, de résidences de vacances. Nouvellement promu en conclave de direction, il se préparait à réunir autour de lui une équipe toute dévouée, particulièrement dans le secteur des ressources humaines, jusqu’alors inexistant (chaque prêtre opérationnel gérait dans sa paroisse ses ouailles visiteuses à la petite semaine, d’où distorsions d’information, prises de positions peu cohérentes, et surtout création de potentats locaux peu appréciés des organes religieux centraux). Le projet approuvé du Père Régional comptait donc la création prioritaire d’une direction des ressources humaines et théologiques, dont la mission serait de fixer et généraliser les principes et règles de conduite sur l’ensemble du territoire placé sous sa responsabilité.

  Dans ce contexte, l’interlocuteur se déclarait intéressé, d’une part techniquement par la formation très ancienne école assurée par le célèbre Père supérieur, et d’autre part humainement par la rigueur, la loyauté, et l’absence totale d’esprit d’initiative sûrement, dont avait fait preuve l’attentif débutant durant ses premières années d’activité. Oui, l’expérience fondant son jugement, ce Père Régional considérait que le moment était venu pour l’ancien apprenti d’accéder à une certaine forme de maîtrise de son art, laquelle induisait désormais d’instruire et diriger des subordonnés, sa jeunesse s’avérant implicitement un atout implacable, dans tout ce qu’elle peut compter d’influençabilité et de reconnaissance au moins temporaire au sein nourricier : ses appointements seraient évidemment revus en conséquence. La jeunesse et son manque d’expérience laissaient présumer au séculier manipulateur d’âmes une représentation encore idéale de la Cité de l’Entreprise, non encore ternie par les années et la pratique. La jeunesse était sa chose ; il était le grand sculpteur de la glaise douce qui ferait de son projet an outstanding success et le propulserait rapidement aux fonctions de Père Général… Pouvoir choisir son équipe, même partiellement, il le savait, est un don de Dieu.

 

  Lors d’une catharsis salvatrice, il pourrait (et devrait, agir autrement serait pécher) s’appuyer sur le neuf pour balayer les blocages et les résistances au changement des polyarchies en place. Toutes ces considérations échappaient à l’agneau dont l’échine était ce soir flattée de doigts verbeux et sensuels. Quelle gageure ! La douleur de quitter ce monde spécialisé, à la fois détestable et confortable pour une même raison, un paternalisme envahissant, se heurtait à la difficulté presque sans issue d’en introduire un autre qui méprisait les basses extractions, et c’était celui-ci qui venait ouvrir ses portes dans un impudique grand écart !

  L’angoisse et la méfiance étant deux qualités essentielles du jeune homme, il fit part de son désir de se retirer quelque temps en vue de méditer la proposition. Une dernière question avant de clore ce premier entretien à distance : vers quel monastère serait-il dirigé en cas d’acceptation ?

 

- Marseille !  -

 

…répondit immédiatement la voix enjouée. Marseille… Le sud, la chaleur, le soleil, les Franciscains à la bure gaillardement relevée, pieds nus dans leurs sandales et le teint rosé récoltant le fruit de leurs efforts, toutes ces choses dont on sait qu’elles existent sans vraiment y croire… Il fut convenu de se rappeler quelques jours plus tard, le temps d’une salutaire réflexion. Le lendemain, de retour à son travail, les rigidités coutumières, les postures hautaines de ceux qui le considéreraient à jamais comme un novice, les allures guindées se firent insupportables.

 

- Oui messieurs, on me désire et veut, ne vous en déplaise ! -

 

… pensait-il, cette parade de séduction de l’extérieur concrétisant son long cheminement d’inacceptation du système primaire de l’Entreprise, lequel s’éloignait tristement des commandements de Dieu au profit d’une alchimie hérétique et autocratique plus proche de Nicolas Flamel que de Saint Paul. L’humilité est certes la première qualité du chrétien, mais elle ne doit s’envisager qu’au regard de Dieu et quiconque tenterait de s’approprier la faculté divine manifeste sa male intention de se substituer au Très Haut. L’exégèse pour le moins personnelle comme le comportement quotidien du Père Supérieur confinaient à cette regrettable extrémité. La P.M.E., triste constat, ne s’abreuvait que de magie pour ne pas encore avoir saisi la religion. Alors… Enfin toucher à la modernité, à la pierre philosophale du pouvoir économique, qu’était-il besoin de s’enterrer encore en ce triste lieu, essai paternaliste, raté, petit et mesquin de ce que doit être l’Entreprise. Enfin respirer les nuées du bonheur promis par l’apôtre Seillière, dont l’origine se porte en elle-même garante de la protection de Dieu. Inévitablement, en prenant la bonne décision, celle de partir, le nouveau théosophe serait touché d’une grâce concomitante. Ainsi fait, le jeune homme témoigna de son plus vif intérêt pour la proposition lors de la seconde discussion téléphonique. Une rencontre fut évidemment convenue, dont la date très rapprochée participa à la projection consentie du casuiste dans la spirale accélératrice du mouvement, l’ivresse de la décision et du changement… Le tournis cessa au bout de quelques heures à peine, balayé par une terreur soudaine. « Une rencontre avec mon futur catéchiste, c’est à dire un entretien, d’embauche ! », s’exclama-t-il en bousculant le calme languide de sa cellule faiblement éclairée.

 

 

  En un instant resurgirent les pensées qui l’avaient assailli à la fin de son séminaire, lorsqu’il préparait son entrée au monastère, puis l’image de sa déception quant à l’absence de préparation des entretiens et de compétence pour tenir ces derniers, dont avait témoigné le Père supérieur. Après coup, il avait certes pénétré ce monde de l’Entreprise par la petite porte, plutôt facilement, avait en somme suivi une trajectoire de suppositoire de Satan… Maintenant se dressait devant lui la porte aurifère de l’Eden (dont la similitude d’initiale avec l’Entreprise ne pouvait pas ne ressortir que du hasard), entourée de nuages, de ciel bleu, d’angelots voletant, aux faces rebondies et roses, dont les mélodies des lyres emplissaient l’oreille d’une sérénité divine à mesure qu’ils déclamaient les paroles écrites du Grand Rouleau.

 

  Il n’ignorait pas, ou plutôt devinait que derrière les sirènes de l’accueil devaient se dérouler les épreuves les plus ardues, l’élection au paradis terrestre ne pouvant être donnée à tous, ainsi qu’il est de droit dans toute bonne méritocratie. Il fallait donc s’attendre à la batterie des tests d’embauche les plus perfectionnés, maniés par les exégètes les plus renommés, les théologaux les plus compétents. Sans nul doute serait-il soumis au feu croisé des questions les plus piégeuses, destinées à s’assurer de sa fidélité à la croyance, de son absence d’hérésie et de son investissement sans réserve sous le signe de croix de l’Entreprise. Il le connaissait par cœur :

 

In nomine pecuniae et negotii et incepti sancti, amen [4].



[1] « La force n’est peut-être pas sympathique, mais elle est le seul chemin immortel vers la paix et la stabilisation », Gal Jaruzelski, 31 août 1980.

[2] J.P. Le Goff, op. cit.

[3] V. « La dialectique individu – communauté chez Kant », mémoire de Valéry Pratt, université de Grenoble (Premier moment, A).

[4] Au nom du Profit, du Factoring et du Saint Entreprendre, amen.

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Merci

Publié le 13 Août 2009 par Luc dans Mariage (du 6-1 au 17-6-05)

Je voulais te remercier pour la nuit magique,

Ecoulée et amère, que tu m’as fait passer.

Pour ta capacité aimante à recentrer

Les choses sur l’important sans aucun tragique.

Pour ta faculté à ne jamais refuser,

Comme disait le Père Louis, le dialogue héroïque.

Pour ta bonne humeur cristallisée dans le calme,

Tant que la sérénité d’un amour sans armes,

Gisant bercé d’un souffle de feuilles de palmes.

 

Je voulais t’en vouloir de n’avoir pu dormir,

Durant la nuit passée, sordide et sans tendresse.

De t’être statufiée sur les détails du pire,

D’avoir perdu de vue, Cassandre prophétesse,

Espoir et mots d’amour sur l’autel de ton ire.

De ton aigreur hutine se prolongeant tard

Le matin gris, habituel et triste avatar

De ton inconstance, ta violence en sur nectar.

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