Je suis à Paris, en formation probablement, et tue le temps le temps de régler les
modalités pratiques de mon retour. Dans un hall d’université, la Sorbonne puisqu’une discussion littéraire sur le romantisme attire mon attention, se trouvent trois jeunes étudiants qui moquent
gentiment ce concept. J’interviens en me redressant de ma position avachie en disant :
- C’est sûr, il y a du vrai dans vos
propos,
mais pour que les envolées lyriques et
sanglantes,
ces images exagérées et pleines de
pompe
et ces situations extrêmes de souffle
toujours haletant
ne deviennent pas ridicules, il faut du
génie. -
Une jeune fille sans charme à la chevelure brune ondulée abonde à mesure que je
m’affaisse de nouveau dans la banquette marron, perdant l’attention générale. Une autre fille brune, les cheveux soigneusement tirés en arrière, à la peau autant reprochable que son œil s’avère
brillant, aborde le problème collatéral de la qualité des traductions dans l’expression du génie chez les romantiques. Cette fois, c’est à mon tour d’être d’accord ; je rassemble mes
dernières forces pour reprendre le crachoir.
- Exact ! Sans parler de France
Prešeren, Przybyszewski, vous connaissez ?
Il écrivait en allemand comme Goethe et
s’était lui-même traduit en polonais,
ce que chacun s’était dès alors accordé à
considérer
comme un grand massacre de l’œuvre
originelle, De Profundis,
et bien figurez-vous que c’est à partir de
cette version là
que l’œuvre a primitivement été traduite
en français !
Après ça, on ira s’étonner que personne ne
connaisse Stanisław en France ! -
A peine avais-je achevé la moitié de ma phrase… haletante… que deux jeunes filles
étaient déjà parties et que la dernière ne me jetait plus que des regards nerveux, gênés et nauséeux, de temps à autre, par pure politesse nonobstant le non-lieu absolu de ma présence ici. Je le
réalise bien en m’avachissant plus encore, croisant de mon regard les jambes de celle qui est restée.
Je me relève avec difficulté, pose mon cartable sur le pupitre, l’ouvre afin d’y
trouver le détail de mon trajet de retour, sur le billet électronique, les heures de départ et d’arrivée m’intéressant très vivement depuis le camouflet subi. Après tout, peut-être est-il déjà
l’heure de se mettre en route, avec un peu de chance, pour sortir de cette ambiance sentant trop fort le mépris à l’égard de ma personne. Je saisis mon portable, l’allume et constate avec
désagrément qu’il me demande de renseigner l’heure, comme après une coupure de batterie. La date sombrement surlignée s’avère quant à elle intangible : nous sommes le 25 juin 1988, trois
jours avant l’obtention de mon permis de conduire, le jour précis où j’écrivis ces lignes :
- Encore des combats, de la
violence…
Les pensées embuées se délaissent le long
des âtres éteints.
Je joue seul, pitre, l’idiot qui donne le
rire aux autres.
Je ne fréquente guère les salons, où l’on
boit en courant,
Sous les ponts où courent les rats de ma
vie ;
Ne pouvant entendre le dernier son du
soir.
Je tue et suis tué, me moque et suis
hué.
Saleté, viscosités, on baigne le
sang ;
Sois pur, avec finesse, sois plus doux et
attaque
Sans relâche vers le son et la lumière des
rats.
L’effet se provoque, il n’y a
qu’à… -
Rien ne change donc, même à vingt-trois ans d’intervalle, je suis toujours un
idiot, laid et sans intérêt. Mais quelle est cette date !? On est le 1er mai 2011 ! Calmons-nous, l’effet se provoque, il n’y a
qu’à… Je m’enquiers avec néanmoins une certaine discrétion de la date auprès d’un étudiant qui me la confirme, l’air soupçonneux. Je suis abasourdi, et finis par demander tout haut, par
désespoir, si pour quelqu’un ici nous ne sommes pas le 25 juin 1988. Un jeune homme chevelu me fait signe et nous nous dirigeons d’un pas rapide vers sa voiture. Une fois assis, portes et
fenêtres closes, il m’explique que lui aussi est la victime de distorsions du temps depuis quelques jours mais que l’on s’y fait.
Cette accoutumance progressive contribue à éclaircir l’étrangeté que pourrait
constituer de prime abord le fait de rouler sur une bande de bitume sans signalisation au sol, tracée au sommet d’un terril, à une vitesse folle et deux roues dans le bas-côté de poudre noire. Le
conducteur finit par dévaler le terril à toute allure avant d’atterrir lourdement sur une départementale. Des centaines d’animaux se mettent à traverser la route, que nous traversons sans coup
férir. En solo, par couples ou triplettes, des kangourous bruns, des chiens oranges et des bananes jaunes se jettent sous nos roues comme des bars de machine à sous qui disparaissent au premier
contact sans percussion. Pendant cet étrange manège, mon conducteur m’indique qu’il connaît un centre où l’on se remet bien des uchronies.
Allons-y donc, puisque mon train ne partira que dans un peu moins de vingt-trois
ans et que dans l’attente je suis un réfugié du temps.
Ce pourrait être un endroit qui ressemblerait à Sainte Maxime, Place Jean Mermoz
pour être précis, mais qui constitue au principal le grand champ clôturé d’un entrepôt pentagonal. Après avoir garé la voiture, nous parvenons à une entrée du bâtiment, anguleuse, de béton blanc
et verre fumé. Nous poussons la lourde porte d’acier, nous retrouvons dans un couloir sombre et marronnasse pour parvenir à une pièce dans laquelle les gens s’avèrent sombres et concernés. Mon
pilote et moi-même sommes invités à rejoindre d’autres personnes dans notre situation.
J’y reconnais tout de suite va paotr
goz Tristan qui d’un coup de cil me fait comprendre qu’il faut se casser d’ici, où de fait nous sommes des prisonniers. Nous n’avons pas besoin de parler, un échange de regards
suffit.
Quelques minutes plus tard à peine, alors que tous les détenus sont assis en
silence dans le grand open-space, je profite avec lui d’un allègement momentané de la surveillance invisible et nous courons dans le couloir finalement orange sombre grâce à la lumière d’où nous
nous extirpons. Nous passons la porte et Tristan se met à courir à toute vitesse vers la gauche. Je tente de lui emboîter le pas de course, mais il me distancie rapidement, alors que j’ai
toujours été le plus sportif des deux.
Pendant que nous contournons l’arrière de l’immeuble en ciment blanc, sur le chemin
de goudron gris longeant la haute clôture, je vois à la seule fenêtre de cet angle le visage et le bras d’un grand noir, de type Mister T. sans bijoux, qui me fait signe de ne pas continuer dans
cette direction, de rebrousser chemin au plus vite. Un prisonnier ? Un gardien à la conscience tourmentée ? N’eus forzh, je stoppe, hèle
Tristan sans succès et fais lâchement demi-tour. Revenu au trot à mon point de départ, l’endroit semble désert ; j’avance un peu, avec précaution, mais j’aperçois au loin, à deux angles de
pentagone de là, surgir le maître-chien avec ses deux molosses roux.
Pas question de m’y piquer ! Je pose mes mains tremblantes sur la porte de
l’immeuble dotée d’un poussoir au mécanisme similaire à celui des sorties de secours. Mince de chance ! Elle s’ouvre, et je rejoins piteux la salle d’où je m’étais évadé peu de temps
auparavant, sans plus de surveillance qu’avant ma cavale. Un microphone nasillard nous ordonne au moment où je m’assieds de sortir en urgence du bâtiment et de nous aligner le long du mur
extérieur pour un appel général. Je m’exécute comme mes compagnons en constatant la fébrilité de l’encadrement. Nous nous asseyons en ligne le long du mur, sur un mince parterre de cailloux
blancs et ovoïdes, chauds. Je suis irréprochable ; j’ai finalement raté mon coup en le réussissant, mais il semble bien que la course infernale de mon cher Tristan ait porté ses
fruits ! La fièvre inquiète des matons m’en persuade : il est parvenu à s’évader, quand je demeure ici, humilié et lâche, que nous fussions en 1988 ou en 2011.