Comme d’habitude, tout commence par du sport. Nous sommes tellement nombreux dans ce gymnase surchauffé où j’imagine que nous devons
jouer au handball. Il est procédé à la distribution des maillots jaune traversés d’un demi-losange bleu soutenu. Je saisis le mien et tente de l’enfiler mais ma tête ne passe pas par l’encolure,
au grand éclat de rire de mes coéquipiers. J’ai toujours eu une grosse tête, en ayant toujours craint que l’une se transforme en la.
Le temps de l’effort achevé, vient celui des libations, et nous nous retrouvons attablés à un bistrot ensoleillé, dan la vapeur duquel
je me fonds en toute humilité pour écouter quelques collègues discuter de leurs projets d’avenir. L’un d’eux, quadragénaire au cheveu et à l’œil clairs, s’étonne de la proposition quelque peu
malhonnête d’un autre, que je ne vois pas. Il donne le plan détaillé d’un casse dans une entreprise de zone artisanale. Tout y est : itinéraire calibré, heure pétante, entrée par la réserve
non surveillée et chargement du camion en un temps éclair, le tout pour dégager cinq mille euros nécessaires à la viabilité du mystérieux projet. Le premier homme finit par se rendre, en état de
nécessité, aux conclusions du second dont le fort accent méridional se perd maintenant dans le vrombissement du moteur de la camionnette.
C’est en esprit léger que je m’y installe, flottant dans l’air chaud, entre deux particules de pollen. L’homme conduit calmement en
suivant l’itinéraire de mémoire, arrive à l’heure prévue et gare le véhicule dans un coin discret de l’espace de réception. Il pénètre dans la réserve à pas de loup et je me sens me fondre en lui
peu à peu. Par une empathie incroyable, je ressens forte et claire son émotion lorsqu’il constate la présence, sur le mur du fond du petit entrepôt, du tableau du système d’alarme dont l’œil
rouge clignote agressivement. Ca y est, c’est fini, nous avouons-nous, nous sommes pris dans une grimace abominable, notre marche s’étant arrêtée dans un instantané merveilleux d’équilibre
douloureux.
Rien ne se passe néanmoins, et nous décidons de poursuivre notre avancée. Je demeure sur ma faim, à titre de ce qui me reste de
personnel, puisque pour ressentir tout ce que l’homme ressent, je n’en ignore pas moins ce que nous devons dérober, devant me contenter du principe abstrait d’un vol valant cinq mille
euros.
Nous arrivons par les vastes toilettes carrelées d’écru et aux portes d’un bleu étrangement similaire à celui de nos maillots quelque
temps auparavant. Il retient son souffle, m’empêchant de respirer à mon aise, mais nous sortons bien vite de cet endroit et parvenons dans un hall triangulaire, croisée de couloirs dont toutes
les portes sont du même bleu.
Soudain, l’une d’elles s’ouvre et dans l’angoisse terrible du malfrat pris sur le fait, nous voyons déboucher une petite fille au
visage indéfinissable, tenant dans sa main un dessin maladroit et un crayon de couleur. Elle nous jette un regard. Sans doute va-t-elle s’étonner de notre présence, crier peut-être ? Cette
fois nous y sommes, ar peurzorn eo ,
me dis-je… Non, elle entre dans les toilettes et nous n’entendrons plus parler d’elle.
Cette fois, mon osmose s’accomplit lorsque nous poussons la porte par où la petite fille est venue et que je débouche dans un
open-space tristement moderne. Le sapin verni des bureaux, les lampes de bureaux allogènes, les écrans d’ordinateurs, l’absence de cris d’orfraies à ma vue par les quelques personnes présentes,
je sens que je connais cet endroit. Sensation immédiatement confirmée par les mots que m’adresse un petit homme grisonnant au complet gris, son nez busqué immobile sur sa moustache fournie poivre
et sel :
- Ah Luc !
qu’est-ce que vous faites donc là un samedi ?
Il connaît mon nom ! Il m’a reconnu quand je ne sais rien du corps dans lequel je viens de me confondre. Je dois donc travailler
dans cette entreprise : voilà qui explique bien l’absence d’hésitation de l’homme que j’ai parasité jusqu’à sa disparition dans le suivi de l’itinéraire d’accès à l’entreprise.
Je décide donc de m’approcher de son bureau, mais constate rapidement que le haut fauteuil sis en face de lui est occupé par une
cliente de petite taille. Je tente de me dégager mais maladroitement, sous les pouffements d’une jeune collaboratrice brune à la peau d’albâtre.
Je prends mon mal en patience et voici enfin mon tour. Je m’assieds à l’invite et articule avec difficulté ma doléance :
- Hem… Voilà, je
souhaiterais faire un emprunt de cinq mille euros pour financer mon projet…
Je manque de m’étouffer à l’audition de mes propres mots : ah le beau vol que voilà ! Un emprunt ! Je croyais que
c’étaient les banquiers, les voleurs ! De toute façon, l’autre est manifestement en train de renaître en moi, et il s’avère lâche. Cette violation de ce qui avait été prévu me navre et me
met en colère, quand bien même je ne sais foutre toujours pas ce qu’il y avait à voler, ni quel serait ce fameux projet. Il me paraît juste avoir saisi, dans cette tentative de reprise de son
corps par l’autre, que lui et le compère méridional comptaient créer une PME. Quelle idée absurde ! Je roule donc des yeux ronds et délavés, que le petit chef au veston gris remarque
aussitôt.
- Ouh là là !
Mon bon Luc, c’est une somme tout de même, et vous ne me semblez pas pouvoir justifier de garanties suffisantes de solvabilité et de sécurité pour que je puisse accepter votre demande, surtout
dans ce contexte délicat des subprimes américaines…
Leue dour diskenn …
Je profite d’un mouvement de la jeune assistante brune qui déplace sa moderne lampe de bureau pour rejoindre le champ lumineux et quitter ce corps. Je reviens seul, une particule de lumière à la
matérialité douteuse et schizophrène.