Et pourtant, a re vras ne reont ket toud al labour [1], soupira-il, considérant qu’en tout état de cause, l’application par les cerveaux embrumés constituant l’essentiel de la population d’une entreprise, des adages « Dans le doute, abstiens-toi » et « Prudence est mère de sûreté », était une évidence. Donc, malgré sa taille et les préjugés y afférents, la déférence de la standardiste était acquise.
Parvenu en haut des marches, il passa son badge « visiteur » dans la fente du lecteur magnétique afin d’ouvrir la porte qui s’opposait à sa progression.
Une sonnerie électrique non suivie d’effet, puis une autre, lui firent rapidement comprendre que son type de badge ne lui autorisait pas l’accès à cette partie du cénacle. Le court répit qui lui avait été offert par l’itinéraire très simple devant mener jusqu’au lieu de l’entretien venait de s’achever dans la honte de devoir timidement frapper à la porte close. Les trois chocs du cartilage articulaire des deux premières phalanges de son index droit sur le contreplaqué se perdirent dans le silence, à son grand désarroi. Il réitéra fébrilement sa tentative, laquelle se révéla cette fois couronnée de succès. Une grande fille blonde lui ouvrit la porte en souriant. Il se présenta rapidement, et pour la première fois de la journée, il lui parut que la chance versatile avait changé de camp : la jeune fille connaissait son interlocutrice et semblait toute disposée à le mener vers elle. Il entra donc à sa suite dans un grand bureau baigné de lumière où l’attendait une femme d’un âge sensiblement similaire au sien. Il fut intérieurement surpris d’avoir affaire à une femme pour ce type d’entretien (il s’agissait en fait d’une Pascale A., la peste soit des prénoms mixtes !).
La voix se faisait douce comme la chaleur ambiante, mais il se raidit, songeant à son retard. Il bredouilla les mâchoires serrées quelques explications en faisant retomber la faute sur les multiples inconséquences qu’il avait pu observer dans la gestion de ce rendez-vous. La jeune femme en face de lui ne sembla guère goûter cette auto-déresponsabilisation, et le jeune homme, se souvenant des paroles identiques du traître PR, grogna en aparté :
- Qu’ont-ils tous à ne jamais accepter
le fait que je n’y suis strictement pour rien !!! -
Décidément cet entretien ne commençait pas comme ceux qu’il avait eu à subir lors de ses expériences précédentes. Les succinctes présentations d’usage promptement expédiées, la jeune femme entra directement dans le vif du sujet et lui explicita le déroulement de l’entretien. Elle lui soumit tout d’abord un test, lequel précéderait l’inévitable dialogue.
- Un test de recrutement ?! -
… s’épouvanta-t-il en son for intérieur, parfaitement ignorant à ce jour des dernières évolutions de cette science si étrange, et naturellement des réponses attendues par son interlocutrice. Elle l’invita à répondre rapidement, de manière instinctive plutôt que réfléchie, ce qui l’angoissa plus encore : la spontanéité lui était un concept étranger et aberrant. Une demi-heure lui était laissée pour répondre à la batterie de question qu’il lui paraissait déceler dans le tas de feuilles disposé sur son quart de table ronde, en dessous de laquelle il lui paraissait que ses pieds s’enfonçaient jusqu’à mi-mollet dans cette moquette tellement typique des sièges sociaux.
Il s’agissait du 16 PF 5. La sonorité informatique de cette épreuve dont il lisait les signes incompréhensibles sur l’en-tête du document l’effraya. De ce simple nom pouvaient se déduire toutes les conséquences de la systématisation du travail, de la nécessité d’entrer dans des grilles représentant les patterns idéaux de la personnalité recherchée pour tel poste. La personne n’était plus recherchée pour ses compétences, c’était désormais évident, mais pour son profil inné devant correspondre à l’idée qu’avait le recruteur des qualités nécessaires pour occuper les fonctions auxquelles prétendait le postulant.
Là encore, il se méfia : à ses yeux, tous ces tests étaient fondés sur des aberrations tels que le quotient intellectuel (simple vérification de facultés logiques : comme si la logique avait jamais résolu ou créé quoi que ce soit !), et pire encore sur le quotient émotionnel, épidémie américaine consistant en une encéphalite spongiforme bavarde, qui, si elle devait prospérer, ferait autant de morts que le hamburger – Coca Cola, auquel le jeune homme préférait de très loin le Breizh Cola.
Il éplucha ce test 16 PF 5 de R.B. CATTEL : un test de personnalité en seize échelles primaires, se séparant en quinze dimensions primaires de personnalité et une échelle de raisonnement. Ces échelles venaient se regrouper en cinq facteurs globaux : extraversion, anxiété, dureté/intransigeance, indépendance et contrôle, classification personnelle de CATTEL des fameux facteurs « extraversion – névrosisme – ouverture – conscience » [2].
Dans un tel contexte, le curriculum vitae ne comptait plus d’importance, sinon celle de pouvoir démontrer d’un certain formalisme, d’une certaine rigueur ; la lettre de motivation ne se justifiait plus que par l’opportunité d’une analyse graphologique, laquelle permettrait de classifier également le toujours chômeur dans des grilles traduisant sa personnalité. Dans le délire qu’il commençait à soupçonner de la part des recruteurs de Dame E., consistant dans une confiance aveugle dans les tests de recrutement, aveugle parce que les compétences internes s’avéraient insuffisantes pour procéder à l’analyse critique de ces recettes magiques, l’exégète s’aventura encore à mentir, à offrir le schéma intellectuel et émotionnel que l’on attendait pour le poste et non pas de lui. Il répondit aux questions du test avec toute la mauvaise foi et l’intelligence dont la nature l’avait doté, et ce fut dans une grande proportion un véritable succès. Certaines questions étaient évidentes pour quiconque avait lu, avait exercé sa curiosité en tous domaines et en avait retenu quelque bribes. D’autres faisaient plutôt appel à sa peur maladive, son angoisse morbide que seule la rigueur pouvait faire taire.
C’est en effet méthodiquement et avec rapidité qu’il identifiait les pièges, mais inscrivait parfois une réponse pouvant donner quelques failles bénignes à l’examinatrice. Donne au chien un os à ronger et il te laissera en paix.
L’être faible et porté à la mélancolie qu’il était au fond ressortait du test ò υīκώυ (pardon, victorieux), froid calculateur, bourré jusqu’à l’odieux de self-control, dur et intransigeant, rigoriste : un vrai juriste, pour l’humanité duquel il avait laissé filtrer un brin d’angoisse, propice à la remise en cause personnelle (c’est à dire la peur de Dieu en d’autres termes) tant aimée des diacres du recrutement.
Il restait à confirmer lors de l’échange, à ne pas se déconcentrer après cette victoire du mensonge. Chacun sur un quart adjacent de la table ronde : pour elle, il s’agissait d’instaurer une kinesthésie qui favoriserait son évaluation du candidat ; pour lui la situation ne faisait état que d’une gênante promiscuité. Les mains posées sur les cuisses pour rendre invisible le tremblement qui les agitait, le canoniste ne respirait plus et répondait mécaniquement aux questions posées, en éludant ou écartant par la digression celles qui pouvaient évoquer sa vie personnelle. La taille gigantesque de sa « bulle » presque palpable se confondait… logiquement… avec sa diction précise et son vocabulaire surveillé, son absence remarquable de mouvements, à l’exception peut-être de ces intenses serrements de mâchoires qui augmentaient encore son caractère froid et inquiétant.
Mais les questions posées ne ressemblaient en rien aux échanges de mondanités des entretiens antérieurs. Au-delà de l’évidente tentative d’entrer en lui, de le lire à livre ouvert, ce qu’il refusait de toute force de peur de faire resplendir l’accablant néant qui l’exclurait du monde saint car actif, certaines questions relevaient du domaine professionnel, et réclamaient une réactivité sans faille, alors que le canoniste n’aimait travailler que seul, dans une cellule silencieuse, et au seul rythme dont il avait été doté de nature. La discussion filait donc bon train, et il commençait même de se sentir à l’aise, lorsque soudain :
- Could you tell me anything about your previous job ? What were your tasks ?
- Euh.. (Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qu’est-ce qu’elle me fait, là ?) … Hem… ‘m sorry ?
- Beyond my prior questions, I just wonder about your know-how in english language, while taking into consideration the international dimension of our Group.
- Aaaah, je compr... Yes, I do understand, but leave me a few minutes to warm-up, and that will get much better afterwards !
- All right, relax for ten minutes, have a coffee, smoke a cigarette, and when you’re back, you’ll tell me what are the EEC rules as regards mergers.
Les fusions dans le Traité de Rome, et par voie de conséquences les ententes et abus de position dominante ! Et en anglais de surcroît ! Malgré la surprise, cette douche écossaise causée par la brutale intervention de la langue anglaise au cours d'un dialogue qui commençait de devenir chaleureux, et grâce à l'alchimie du café joint à la cigarette, il revint vers la femme après les dix minutes gracieusement accordées, d’une tête à cet instant bien ordonnée, de laquelle allaient fuser toutes considérations habiles sur l'inanité du droit communautaire de la concurrence. Il s'attabla, et commença sa réponse avec plus d'aisance que précédemment :
- Well, hurray ! Here we go…
- Entschuldigung ! - coupa-t-elle - Was könnten Sie mich hinsichtlich des Kündigungsschutzgesetzes sagen ? Was denken Sie von der weltweiten Liberalisierung der Märkte ? Sind Sie der Ansicht, daß das deutsche Gewerkschaftsmodell an die französischen Verhältnisse angepaßt werden könnte ?
- Holy sh.. ! ... Wie bitte ? Euh... Ei ! Früher hatte ich keine Probleme, Deutsch zu sprechen. Aber es sieht ganz so aus, als hätte sich das inzwischen geändert.! [3]
[1] Les grands ne font pas tout le travail (proverbe breton).
[2] Pour une analyse psychologique de ce test, V. Célia VAZ, « 16 PF 5 », article du 5 février 2003, Université de psychologie Lumière Lyon II, ainsi que le système d’interprétation développé par Pierre Gagnon (© 1992, 1997).
[3] « Avant, je n’avais aucun problème pour parler allemand, mais je dois admettre qu’aujourd’hui, ce n’est plus tout à fait la même chose ! »