Je suis dans un grand vestiaire embué de la vapeur des douches attenantes. Vêtu d’un tee-shirt kaki, de pantalons de
treillis unis, en démontrant l’obsolescence, et de brodequins TTA tout aussi désuets lorsque je n’ignore pas les équipements modernes, plus souples et camouflés, actuellement en vigueur,
j’observe l’activité profuse qui règne dans la grande salle bruyante.
A ma grande surprise, je vois passer devant moi Hervé, juste ceint d’une serviette blanche autour de la taille. La peau
rose et glabre de son ventre gros et gras pendouille au dessus de cette ceinture de fortune. Son œil noir est luisant dans le visage bistre et mal rasé, tendu vers l’avant, juxtaposé à son cou de
taureau en rut. Il ne se départ pas de ce sourire n’appelant qu’à l’éclat de rire, tout clown qu’il a toujours été. Les bras croisés sous la poitrine pour faire saillir le maigre pectoral de
l’officier que je suis, je lui demande des nouvelles de ma plus grosse voix, percevant dans une conscience présente la nécessité pour moi, démuni de barrettes en raison de ma tenue, de bien me
faire reconnaître en tant qu’officier par la troupe nombreuse. Il me répond qu’il est en pleine forme tandis que je ne lui souligne pas le caractère absurde de sa présence en ce milieu
militaire.
Au moment où fanfaronnant il rejoint son coin de vestiaire pour se rhabiller, je vois passer une Xette que je connus à
l’époque où je servis moi-même au 4ème Bataillon de l’ESM. Si j’ai dû prendre de la bouteille, elle demeure toujours telle qu’elle était, plus souriante peut-être, derrière ses
lunettes épaisses. Elle m’apprend qu’elle sert avec Hervé et m’entraîne rapidement au dehors pour me montrer l’installation : il s’agit d’un gigantesque entrepôt logistique ouvert sur le
côté, s’étendant à perte de vue et rempli jusqu’en lisière de camions porte-camions noirs d’un modèle que je ne connais pas, probablement nouveau donc. Elle explique sous mon sourcil
interrogateur que leur travail ici est celui de caristes, simple et sans profondeur, détendant, peu fatigant, peu militaire en somme. Nous digressons sur ce dernier point, et je suis catastrophé
d’apprendre que tout ce qui faisait le charme suranné de l’armée a disparu : plus de cours de FEXA, plus de tension sur la nécessité FOMECBLOT… Ils n’y connaissent rien et cela
m’atterre.
Continuant notre marche sur un haut pont de béton, nous tombons sur un exercice de manœuvre du train : un
adjudant-chef instructeur exécute des petits pas légers en avant et en arrière pour expliquer à la troupe en rangs dispersés, AD aurions-nous dit antérieurement, comment un officier chargé de la
circulation doit éviter un camion venant à passer sur le pont ! Malgré l’élégance des mouvements, je ne saisi pas la raison d’une instruction sur ce qui doit procéder du réflexe naturel,
puis finis par me désintéresser de la leçon.
Je descends donc du pont par une voie inclinée descendant vers la mer, parvenant ainsi à l’endroit précis où la barge
accoste à Béluré. Je décide d’attendre là le passeur qui me ramènera vers le continent. Des camions viennent à débouler dans un nuage de poussière blanche et me contraignent à me rapprocher du
bord de la cale où une jeune fille est assise, regardant distraitement le Golfe. Ma position en bord de quai s’avère précaire du fait du poids de la charge dont je suis encombré. Afin de soulager
mes lombaires meurtries, je fléchis mes jambes en mettant mon corps en arrière et tenant la charge à bout de bras, trouvant un équilibre stable de véliplanchiste agrippé à son tire-veille mais
intenable sur le long terme. Je finis par poser le tout à même la grosse roche compactée composant la cale, réchauffée au soleil de midi. Le ciel est bleu et pas un souffle de vent ne vient
caresser mes oreilles.
L’attente aurait pu se dérouler comme ça, agréablement, durant des siècles, mais mes pieds se trouvent trop près du bord
à mon goût. Je peux voir l’eau si peu limpide, les rochers blancs au fond vaseux, sous la marée descendante. Le vertige et le malaise me prennent. Il me faut remonter d’un cran, m’éloigner du
bord de l’eau. En procédant ainsi, alourdi par mon paquo, je me heurte sans violence à la jeune fille aperçue auparavant. Bien en mal de me dégager de ma remontée sans prendre le risque de tomber
à la baille, nous nous touchons derechef sans qu’elle bouge un doigt ; aucun mouvement de recul chez elle, une petite brune fluette, les cheveux coupés au carré avec une frange venant
toutefois recouvrir la moitié de son visage, qu’elle a gracieux et délicat par ailleurs. Le port du short me permet d’apercevoir ses jambes d’albâtre soigneusement entretenues : pas de
traces de coups, de prémices variqueuses, pas de couronne au genou, le mollet et la cheville fins.
Je me cale enfin, le dos au soleil, assis tout près de la jeune fille, sans qu’un mot soit échangé, à part peut-être mes
deux cents « Pardon » commis lors de la remontée. Elle lit maintenant Ouest-France. A l’occasion d’un changement de page, elle ouvre largement les feuilles et son avant-bras vient se
poser sur mon visage. Il demeure là, bien à sa place, sa peau chaude sur ma joue brûlante, pendant que ma jambe gauche vient s’accoupler à sa jambe droite dont je ressens l’effusion. Nous ne
bougeons plus sous le soleil de Bretagne et c’est bien ainsi.