C’est une grande et belle journée à la Tour du Pin, dans le grand jardin recouvert
de gravier blanc et rond réfractant agréablement le soleil. Mon cousin Marc, juché sur une table, manie avec habileté un petit engin télécommandé dernière génération ressemblant peu ou prou à un
coléo-hélicoptère. Son attention paraît s’être portée sur le pan supérieur droit d’un immense panneau blanc, rectangulaire et haut d’une vingtaine de mètres au bas mot, clôturant le côté opposé
du jardin. A l’aide de l’appareil, il affole un frelon, au grand éclat de rire de tous les convives, nombreux et passablement avinés.
Pour ma part, situé en retrait sur la gauche de Marc, j’ai peur, tout simplement.
Je m’éloigne donc prudemment vers la maison. Au même instant, le petit hélicoptère heurte à la fois le frelon et le pan suite à une erreur de pilotage. L’engin tombe et l’insecte fond, fou de
rage, en ma direction. Je cours, parviens à la large porte arrondie d’un salon vitré et m’attèle à la refermer promptement. Cette damnée porte, plus légère que je ne pensais, ferme mal. Je la
claque deux fois, trois fois, et y parviens enfin, mais l’insecte réussit à se faufiler en dessous par un interstice du sol bosselé. Reprenant son vol, elle se jette sur moi et son attaque me
heurte au niveau du cœur. Criant sous le coup, je tombe à la renverse avec le frelon rivé sur mon épaule gauche.
Un frelon ?! La bonne blague : ce n’est qu’un taon, de bonne taille
certes, dont la morsure peut susciter une certaine douleur, mais rien à voir avec le venin du frelon. Soudain revenu au calme, d’une pichenette de la main droite, je décapite son faciès
impassible aux yeux rouges et globuleux, ne laissant que son tronc sur mon pull, qui disparaît bientôt à son tour par la grâce d’une seconde et précise pichenette.
A l’endroit précis où son corps est tombé, je remarque un curieux insecte, une
sorte de très grosse fourmi au crâne aplati, une trentaine de centimètres à peu près, dotée de fortes mandibules, du nombre adéquat de pattes et d’antennes. Elle parait ahaner dans le silence, en
souffrance. Peu à peu, la bête se transforme en pupe verte fluorescente, dans un ahurissant renversement de l’évolution naturelle. La pupe se tortille sur le carrelage poussiéreux et baigné de
chaleur… en ma direction. J’ai l’idée un instant de l’écraser d’un coup de talon, mais me ravise et me précipite finalement dans la pièce adjacente afin de partager ma découverte. Jetant un coup
d’œil à travers les carreaux de cette porte qui ferme mal, je constate que la nuit tombe. Passant le seuil de l’autre pièce, c’est ma sœur qui m’accueille, totalement hilare, vêtue d’une blouse
blanche maculée de sang de façon presque artistique.
Lui parlant de la pupe, j’en suggère l’examen par l’un des scientifiques
travaillant sous sa supervision, en désignant notamment l’un de nos aliens jaunes et écailleux procédant dans le laboratoire voisin à la dissection d’un animal que je peux percevoir en raison de
la hauteur de la cloison sur laquelle reposent les baies vitrées du labo. Ma sœur m’indique gentiment qu’on ne peut le déranger pour le moment. Je proteste en arguant avec virulence que ce que
j’ai vu est à l’évidence aussi d’origine extra-terrestre, et je le vois là en train de ramper dehors, puisqu’il a dû réussir à repasser sous la porte par où était passé le taon. Rien à
faire.
Je me mets donc à la fenêtre pour surveiller l’avancée molle et lente de la pupe
sur le parking de bitume, dans l’obscurité de plus en plus marquée, sa fluorescence m’aidant néanmoins à la garder à vue. Au loin, le la vois
escalader la façade métallique d’un entrepôt, dont un bureau au second étage est encore allumé malgré l’heure tardive : c’est celui de Jean-Michel, le directeur opérationnel, un ponte. La
pupe achève son ascension et son extraordinaire viscosité lui permet de se faufiler sans difficulté entre le joint et la structure métallique bleue de la fenêtre close. Elle grimpe le long de la
vitre et parvenue au plafond cesse de bouger, comme si elle perçait un trou avec sa tête. Cette brève opération terminée, elle laisse tomber le reste de son corps dans le vide et se trouve
suspendue, son balancement cessant progressivement en même temps qu’elle perd sa couleur verte, puis sa fluorescence, jusqu’à devenir parfaitement translucide. On dirait un tube souple, presque
une éprouvette dont le cul ressemblerait à un réservoir de préservatif. Cette chose immobile et transparente, accrochée au plafond de plaques grises, me renvoie avec effroi à certaines œuvres de
Gieger.
Jean-Michel, froid et impénétrable, en pleine réflexion sur une décision
stratégique probablement, détourne son regard vers la fenêtre, qui a attiré son attention du fait de la rencontre inopinée entre un rayon de lumière artificielle et un reste de trace visqueuse
que la pupe a laissé lors de son ascension. Il la retire du doigt, en regardant ensuite ce dernier avec circonspection, mais sans inquiétude apparente. Ce faisant, il s’est avancé et a libéré le
champ de sa lampe de bureau. Eberlué, je constate que le plafond de la pièce est recouvert de centaines de tubes identiques à celui qu’est devenue la pupe : des larves
suspendues.
A ce même instant, la gestation, l’incubation se terminent et un petit oiseau noir
bien différent de ce que je pouvais imaginer, à peine plus gros qu’une hirondelle, s’extrait de sa gangue. Ses congénères le suivent de près et j’imagine le fracas régnant dans le bureau à l’air
affolé de Jean-Michel, cédant à la panique, mais rapidement raide comme un piquet somnambule, ne se souciant plus des escadres d’oiseaux piaillant en cercles concentriques autour de lui. Les
cheveux étrangement longs et ébouriffés, il avance maintenant d’un pas lent, non pas vers la porte mais la fenêtre de son bureau, qu’il fracasse lentement avant de chuter dans le vide sans un
mouvement ni un cri.
Des myriades d’oiseaux s’échappent par l’ouverture en hurlant, et après une
première anarchie libératrice, ils se recomposent bientôt en escadrille et m’offrent leur première figure organisée dans la nuit bleue. Ils se mettent maintenant en formation d’attaque en V et
fondent vers la baie vitrée où mon visage ne s’est pas décollé depuis la chute de Jean-Michel, vers moi, malheureux survivant du taon, qui sors maintenant sans me trancher à travers la baie
vitrée qui n’accueille plus la buée de mon souffle court. Me voici passant humant la fraîcheur de la nuit. Les oiseaux vont me picorer malgré mes grands gestes en moulinets, ma vaine tentative de
fuite vers les bâtiments, avant que de terminer le travail avec tous ceux qui restent, plus tard.