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Hontes

Souffrances, amour, désespoir, moquerie, musique et philosophie... La vie, quoi !

L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.12)

Publié le 21 Août 2009 par Luc in L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

  Tellement d’ouvrages magnifiquement enluminés avaient décrit la procédure du recrutement ecclésiastique, naturellement simplifiée voire sommaire pour le simple employé diacre, fine, ardue, personnalisée et agressive pour la vie privée en ce qui concerne le cadre dominicain. Il ressortait dès lors d’une intense clarté que le poste proposé par le Père régional l’incluait, lui le jeune canoniste, dans le périmètre hasardeux du statut cadre.

  C’est ainsi qu’un samedi matin baigné par le soleil provençal de février, il ajusta son austère tenue pour la première salve de la batterie des entretiens d’embauche. Son instinct tout de méfiance fait l’avertit immédiatement lorsqu’il se rendit compte que la première rencontre physique avec son éventuel supérieur devait s’incarner au domicile même de l’intéressé. La cause en relevait de l’évidence pour sa raison exercée : il s’agissait de lui faire entendre qu’il entrait désormais dans un monde qui n’était pas le sien mais dans lequel il lui appartenait de rapidement trouver sa place, de s’intégrer.

  S’intégrer enfin… Se fondre, se désincarner, se mettre en bas-relief, se bombeauphosphoriser, se désintégrer… Ah l’intégration ! Le jeune homme savait qu’elle était le maître mot de la réussite d’une embauche dans les grandes entreprises, l’accent étant même parfois mis contractuellement en vue d’en souligner la nécessité de la réussite au malheureux postulant. L’intention de départ lui semblait plutôt louable si elle ne restait pas que fumisterie boudée ou dédaignée par les opérationnels. Force était toutefois de constater qu’elle demeurait très souvent inscrite dans les procédures officielles en tant qu’importantissime lettre morte. Au plus, le nouvel arrivant se voyait-t-il remettre un livret d’accueil incompréhensible car non commenté, mais il ne savait pas plus qu’avant son recrutement où se trouvaient, par ordre de priorité, les toilettes, les tableaux d’affichages portant notamment le numéro de téléphone de la section compétente d’inspection du travail, le 114 (centre d’appel contre les discriminations, obsolète), les locaux du CHSCT, des DP et du CE, et enfin celui de la direction où théoriquement, « bonne ambiance » aidant, tous les problèmes devaient trouver leur solution, sans « faire de vagues », ou dans un style plus juppéen, « sans remuer la merde ».

  Le parcours d’intégration, théoriquement très différent de celui d’obstacles (anciennement du combattant) et pourtant aussi fait à la va-vite, consistant surtout à serrer des dizaines de mains de personnes dont les noms seront oubliés sitôt franchie la porte suivante, ne lui paraissait qu’un alibi RH supplémentaire de la grande entreprise, tout comme cette conviction affichée touchant à la méthode Coué, que tout devait « bien aller » (le contraire était parfaitement inadmissible, « Marre de ces gens qui tirent la gueule ! »), dans une saine camaraderie de tous et toutes, par le biais notamment de tutoiements forcés et risibles. A l’identique, le mot « Bienvenue ! » résonnait souvent mal aux oreilles du salarié averti, et devait souvent se traduire par « Fais ton travail, ferme ta gueule et peut-être auras-tu une chance de faire ton trou ».

  Nonobstant ces sombres considérations et ainsi qu’il lui paraissait l’avoir vécu de tout temps, le voyage, dans le défrichage de l’azur et la cotation des astres [1], fut bref et la destination certaine. La demeure simple du Père Régional l’attendait, contrairement à ce dernier, manifestement absent… La lourdeur de la bure en plein soleil ne tarda pas à échauffer l’esprit de l’aspirant cadre, désormais persuadé de sa relégation dans les culs de basse fosse de l’oubli éternel.

  Comment ne pas songer encore à ces regards, tour à tour tendres et amusés, qui se posaient sur certains coreligionnaires, semblait-il moins talentueux ou de physiques ingrats, lorsqu’il n’inspirait qu’indifférence ou crainte, ce qui de fait revenait au même résultat, à savoir l’exclusion du groupe. Pareillement, il avait souvent dénoté l’étonnante facilité des hommes et des femmes à l’oubli salvateur lorsque sa capacité de séduction toute aristotélicienne s’était adressée à eux dans un passé même proche. C’est aussi avec regret qu’il constatait l’affaiblissement progressif et grandissant de cette puissance de séduction sur ses camarades, particulièrement dans la gente féminine. Aucun péché autre que véniel dans ses pensées mornes, simplement l’exaspérante sensation de faire le vide autour de soi, pas à pas. Les regards bruns et bleus ne s’arrêtaient plus sur lui, dont la science ne pouvait seule contribuer à sa réentrée dans le Top 50 de l’attention générale. Il lui eût fallu d’autres qualités, pour lesquelles il n’avait pas été formé, à savoir la sympathie, la présence corporelle et scénique, la bonhomie, un caractère leste et joyeux…

  Rien de tout cela dans sa propédeutique : l’animal malingre et roué qu’il représentait, le goupil des dossiers tordus, ne pouvaient inspirer d’autre sentiment que celui de l’utilité (dont le caractère d’évidence se heurte à l’éthique, une forme de mal nécessaire).

  Or la question philosophique fondamentale est probablement tout sauf celle de l’utilité et de l’inutilité. Ainsi que le soulignait Balzac, peut-on admettre que les hommes vous estiment en raison de votre utilité sans tenir compte de votre valeur ? Si l’on fait de l’utile le principe fondateur de toutes les valeurs, se résolvant ainsi au pragmatisme et à l’utilitarisme moral et économique, Dieu et toute métaphysique resplendissant d’inutilité, ne peuvent plus être.

  Or cette idée lui était odieuse, inacceptable, ressentie puis réfléchie comme bafouant l’intelligence : des humains être-là, le Dasein de M. Heidegger, manœuvrant d’improbables et tellement utiles machines monétaires pour le bien commun et insensible d’une communauté abrutie. Comment faire comprendre cette position conçue comme rêveuse au mieux, fumeuse dans le cas général.

  La crainte devant sa timidité dévorante, le point ultime de l’orgueil [2], ressentie comme morgue ou crânerie hautaine, il y avait de même pensé, mais cette sensation puérile ne pouvait être prêtée à l’expérimenté Père Régional, dont l’absence ne pouvait s’expliquer par la peur ni le rejet purement physiognomonique de sa personne il est vrai pas très grande, du fait que ces deux exégètes ne s’étaient jamais rencontrés.

 

- Alors Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? -

 

  Sur ces considérations languissantes de retrait définitif survint la propitiation que l’on espérait plus : le Père Régional marchait d’un pas lent vers les portes de sa demeure, auréolé du disque solaire…

  Il était là, Pantocrator, tenant sa main droite à hauteur de poitrine, l’index et le majeur accolés et levés vers le ciel, le pouce se rejoignant avec l’annulaire et l’auriculaire dans la bénédiction, avec deux doigts et un, deux natures dans sa seule personne. Il était d’ailleurs vêtu d’un polo Lacoste rouge, signe de sa royauté divine, et d’un pantalon de toile bleue, signe de son humanité. Presque aveuglé, le jeune homme constata les sphères concentriques de la mandorle du Père régional ; elles étaient bleues et rouges éclatants, de même que l'éclat de l'or de l'auréole et du trône qu’il devinait, qui illustraient l'arc-en-ciel à travers lequel se manifestait la présence de Dieu. Cette main qui bénissait lui montrait l’évangile du salut comme l’Ange d’or embrasse le fantasque Finskij Zaliv et le ciel dans un geste éternel [3]… et l’invitait surtout à lui emboîter le pas jusqu’à la porte de la maison après un bonjour cordial.

  Mais déjà, les reflets roux de ses tempes et le profil offert du fait d’une marche côte à côte ne laissaient d’inquiéter le jeune scoliaste, rompu à la symbolique chrétienne.

  L’homme était d’âge mûr, la cinquantaine établie. Sa peau bronzée et striée de profondes rides ressemblait plus à celle d’un franciscain ayant cultivé les champs du monastère pieds nus dans la neige, qu’à celle d’un chanoine dominicain, pâle comme un poisson et copieusement prébendé sur les fonds secrets de l’abbaye.

  On ressentait chez lui toute la conviction de l’expérience pragmatique, ainsi qu’en témoigna l’accueil dénué de toute solennité qu’il fit à l’aspirant en l’invitant à prendre place sur un confortable canapé, devant une tasse de café.

  Il sut faire chuter la tension abominable qui inondait le candidat, le tranquillise, lui donna confiance jusqu’à laisser échapper quelques sourires ou locutions peu gracieuses. Pour informel que fut l’entretien, la méfiance le saisit encore lorsqu’il s’entendit dire :

 

-  «  Je vous sens un peu timide, tendu, mais vous êtes jeune et dynamique.
Allez ! Foncez ! Et je suis persuadé que vous réussirez au sein de notre organisation
. ».

 

  Que penser de cette assertion ? Ne s’agissait-il pas d’un plan subtil [4] destiné à le faire choir de sa position en cours d’acquisition, ainsi que Lucibel fut déchu de ses droits éternels de clarté par le vil Sabaot ?

  Dans le doute sur l’Eglentreprise, sa conscience le céda un instant, ainsi que cela était coutumier, au rêve éveillé, un aparté paganisant.

 

  Tomber amoureux… Et pourquoi pas, puisque je sais que Laurin, le roi des nains, perdu dans son jardin de roses entouré d’un fil de soie, baigné par le soleil de Minuit, l’hyperboréen, ne me le reprocherait pas.

  C’est d’ailleurs le crépuscule de mon âme ; mais qu’importe l’âme, la Nature se soucie surtout du cœur. Et le mien, éprouvé par mille batailles, vaillant, est fort, car je suis un Bon Homme.

  C’est d’ailleurs le crépuscule de mon jardin ; souillées, piétinées, mes pauvres roses… Mais du grain naît la farine et du meunier l’enfant qui e mangera le pain.

  Alors je tournerai mon visage franc, en ne laissant que la vision de ma nuque au ponant monde des ténèbres, vers le Grand Nord, vers Appolyon, à qui l’on fit grand tort, vers où est mon vrai soleil, où est Thulé, où est le vrai palais héliocentrique fait de verre et de glace, vers ce monde où le jour baigne le solstice éternel.

  Je verrai l’Asgard, et dame Hel couper les fils, Widar le Silencieux arracher la gueule du loup qui tua Thor et le Mjolnir sacré par Odin lui-même.

  Puis je ressentirai les effluves fatiguées d’un Parzival chenu, celles de Tannhaüser se délaissant sur le sein de Vénus au sein de la montagne magique de la grande forêt de Tiubel, celles de Lohengrin, puis enfin entendrai les appels du Walhall où siègeront pour le dernier festin des Dieux, Wotan, Siegfried et une femme : la vaillante Brünnhilde, sous l’œil bienveillant de Laurin, sarcastique et dansant…

  Je vous dédie à tous, Wolfram d’Eschenbach, Césaire d’Heisterbach, Peire Cardenal, Esclarmonde de Foix, la vision mirifique du Graal, cette pierre tombée de la couronne de Lucibel à qui l’on commit aussi tant de torts lorsque le dieu juif Sabaot le déchut de ses droits de lumière, baigné du soleil d’Apollyon, du parfum sublime des roses des nains, du son pur et métallique de la Balmung de Siegfried, et des poèmes des Parfaits, des Minnesänger… [5]

 

- fin de l’hérésie catharo-germano-scandinave -

- retour à Dieu et son plénipotentiaire -

 



[1] Lire « L’Eve future » de Villiers de l’Isle Adam pour comprendre quoique ce soit à cette sentence bien obscure.

[2] Selon Pascale Clarke. Comme Jean Rochefort (in « En aparté », 14 septembre 2002), je ne peux que m’accorder avec elle sur cette définition.

[3] Ангел на шпиле Петропавазвского собора, Санкт-Петербург.

[4] « I’ve got a plan so cunning you could put a tail on it and call it weasel », Rowan Atkinson à Tony Robinson in The Black Adder, III.

[5] V. Otto Rahn, in « La Cour de Lucifer », Tchou, 1er trim. 1974.

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