Acmé tant apotropaïque qu’aporétique ! Même si ces attouchements ne sont prodigués que dans l’espoir d’un retour (philosophie du feed-back plutôt que du
bestial fast-food), ils s’attachent à engager l’unité du couple nocturne, à parfaire l’échange et le plaisir. L’égoïsme est le fondement de la joie ressentie à deux, le « donner pour avoir (ou
prendre) plus ». Qu’importent les raisons, au fond, lorsque l’orgasme éclate et qu’alors l’univers entier se liquéfie dans les odeurs meubles de lubrifiants fécondateurs et de sueur. Le moment
de la jouissance privilégie le contact dénué de toute honte : aucun complexe n’est plus ressenti à cet instant. Dès lors, on finit par trouver l’autre
beau ou belle, voire, dans des circonstances extrêmes, par ne plus se haïr autant. Tout est affaire de glandes : on salive à l’idée du sexe, on salive dans l’orgasme, mais la bouche se fait
sèche sitôt après, et l’on éprouve le besoin de nouer… le dialogue, ou de fumer une cigarette, boire un verre ou manger quelque chose. Juste retour au principe fondateur de l’humain qu’est la
digestion.
On boit les paroles de l’autre après la jouissance car elles rompent l’insidieux silence duquel émane par jets ou bouffées la honte. On mange pour l’oublier. On
parle pour ne pas en parler, exception faite du cliché typique du mâle (« Alors, heureuse ? ») ou de l’hommelette (« C’était bien ? », d’une voix inquiète
et angoissée). On fume et refume pour se donner une constance dans le dédain et l’assurance, pour souffler et toucher à l’abstraction de l’acte.
Je déteste ces moments que l’on ne sait pas trop par où prendre en raison de l’ignorance éprouvée quant aux réactions éventuelles du ou de la
partenaire.
Quand une minute auparavant on sentit la connaissance intrinsèque de l’autre, de tout temps et pour une éternité fugace se jouant dans la division la plus minime
de l’immatérialité de la chronologie, le retour à l’inconnu d’une brève et dangereuse rencontre signe une portée où ne figureraient que souffles et silences.
L’insoupçonnable s’accroît jusqu’à devenir étouffant, puisqu’on ne décèle plus dans ce regard, miroir profond de sa propre âme pendant un instant, la fusion
universelle des êtres, le partage intérieur des tourments.
Extranéité et hostilité, masquées sous des gestes tendres, redeviennent les axes de la conscience. Alors prendre un air détaché pour cacher la méfiance,
s’arracher de la torpeur qui saisit la victime au moment de son exécution. Je préfère m’endormir très vite, dans un sommeil gras et encore humide des vapeurs des sens affolés, un encens moite aux
émanations d’inachevé.
Le réveil n’est pas meilleur. Sans aller jusqu’à grossièrement évoquer les éventuelles courbatures du lendemain, un gant de toilette s’est arrogé une place de
choix dans la bouche. Les yeux gonflent à l’unisson de tous les traits du visage. L’univers se vitrifie et l’on espère plus une tasse de café que l’éveil de l’autre, pour éviter de tomber face à
face. Il existe cependant une caresse, un rapprochement des corps… lorsque l’on se penche par-dessus l’autre pour récupérer la capote usagée tombée du côté opposé du lit (les devoirs entre chien
et loup) et la jeter sans regret.
Je ne rapporte les croissants que d’excellente humeur, ce qui se raréfie avec le temps, pour m’épargner compliments et remerciements : cela me forcerait à
parler, ou pire… à la toucher, impure qu’elle est devenue lors de cette nuit de luxure.
Comment supporter cet œil au petit matin, qui s’ouvre, glauque et rond, petit à petit… lentement, derrière des cils alourdis .
Se laver… de n’importe quelle manière.
La journée se continue sans pour autant trouver le courage d’aller à la douche, comme pour mieux se repaître de cette saleté. On s’enfonce, éreinté, dans le
canapé lorsque le téléviseur se déchire en lambeaux striés d’éclairs. Un monde s’écroule et entendre la voix de l’autre supplicie, sans couronne d’épines, quand l’on ne peut rétorquer que par
onomatopées, grognements acquiesçants. Croiser les bras pour ne pas que l’autre s’aperçoive, aux mouvements désordonnés de la poitrine oppressée, de la terreur ressentie alors. Le dégoût est de
même présent et s’expulse de la pièce aux fenêtres ouvertes en nuées pestilentielles. On ne pense pas à la maladie, ce serait par trop risible et souhaitable, car le cancer qui
nous ronge s’avère plus insidieux : taedium vitae ! en cet instant fatidique où l’éloignement s’impose comme la seule issue acceptable. Alors on se renferme plus encore dans une coquille sans atmosphère pour ne
pas laisser le choix des armes à l’autre, qui ne peut plus que partir. Il doit s’en aller, craintif des ondes de fréon que son désormais ex-partenaire dégage… dégorge… Le claquement certain de la
porte blindée apporte le réconfort, console d’une présence trop pesante. Dès lors, le silence va pouvoir s’achever, rompu par la musique violente et stridente. On peut retourner vers la fenêtre
éclaircie et respirer l’air urbain quand se déroule sous deux iris calmés la cité vivante, aux activités confuses, dans la profusion des couleurs revenues, toutefois dominée par l’ocre. Enfin, il
devient possible de se laver, et la fraîcheur qui en résulte incite à l’apéritif, au téléphone ainsi qu’à tous les contacts sociaux. La crise se termine dans le soulagement de quelques heures,
jusqu’à la prochaine soirée, la beuverie suivante, les prévisibles futurs échanges de monologues compassés.
La versatilité de la séduction me stupéfie toujours : les sens aguichés mentent mieux qu’un mythomane. Etes-vous avec quelqu’un de… satisfaisant, en tout
point, que la menace se réalise. La sensation de l’acquis, laquelle se conclue par la négligence au mieux, l’ennui au pire, a ceci pour conséquence que l’apparition d’une tierce personne se fait
plus remarquable, intéressante et donc séductrice.
Le mieux revêt dès lors les formes incomparables du beau. Le ou la destinataire originaire des attentions orientées se nébule jusqu’à être frappé d’inexistence
devant l’insondable nouveauté, dans laquelle on croit déceler le manque affectif ainsi que tout ce qui fait défaut dans l’instable équilibre du couple actuellement vécu. L’insatisfaction
caractérise toujours le couple de 20-25 ans.
Dans ce contexte, on observe souvent l’envol du mot « fiancé(e) », ce qui signifie « engagement » (du vieux français fiance). Je m’en
défie, donc désengage, et m’amuse d’entendre prononcer ce substantif avec une gêne mêlée de fierté. Outre sa désuétude, c’est là faire bien peu de cas de son hypocrisie : on se fiance pour
retarder le mariage, voilà tout !
Les fiançailles (ou finançailles, c’est égal) représentent en quelque sorte l’achèvement d’une évolution par laquelle, malgré l’abondance des mensonges
adressés tant aux autres qu’à soi-même, nous arrivons enfin au statut d’adulte, d’homme et de femme.