I
Les yeux piqués, les membres tremblants, je prends le désespoir par derrière, rattrapé par ce lourd bolide, et happé, déchiqueté. Avant le choc, comme annonciateur de ma brièveté, j'ai rencontré un flocon de neige, dont le charme m'a absolument échappé.
Pris d'une insondable terreur devant les aléas quotidiens, je ne veux plus que dormir. J'aurais voulu plus que dormir, mais il faut savoir modérer ses ambitions... Peut-on faire plus obscur que ce ciel étrangleur ? Que cet invisible champ de ruines, dont chaque pan menace écroulement ? Peut-être suis-je plus sombre encore, me voyant encore en vie sans but, dans tout ce que la lutte du petit gris semble induire de vain ou d'inintelligible.
Je ne me plaindrai pas, parce qu'également atteint d'une subite stupeur morale, ce serait regardé comme indigne.
Alors je vais me fracasser la tête contre ce toit de tuiles, là, en face et à ma hauteur, dans une chute inexplicablement horizontale... Ou vais-je rebondir sur l'arête acérée de la charpente, en y laissant un membre ou deux, tremblant, et monter dans l'air froid, croisant encore un flocon que j'emmerde de sa blancheur, pour que finalement ma tête explose discrètement, sans gerbe de lumière, violette et gelée, comme ces lâchés de ballons pour la paix, comme la main qui écrit, celle qui devrait pouvoir donner la mort.
II
Nous marchions, l'air interdit, l'herbe gelée crissant sous nos pas. Serrant les mâchoires pour ombrer nos visages, nous ne respirions que par le nez, en évitant d'embuer la vision du ciel.
Le dessous des nuages se rougissait, puis la couleur se dégradait vers le haut, du blanc au gris, au noir. La lumière jaune jouait avec les formes volutées et rondes des masses lentes et laineuses, orangées et teintées de carmin.
Plus bas, le blanc régnait, aveuglant, que même un léger filet de brume n'arrivait à atténuer. Alors les regards se sont affaissés vers le sol de pierre, pris d'allégement, pour voir les doigts et les oreilles tomber, et rebondir une fois, mollement, sur la surface glacée.
III
Revenu au désert, dans les faubourgs, je marche avec Ali, et nous entendons des cris : Le simoun ! Le simoun ! Avec dépit, je dis : Encore se mettre sous une tente...
Les dromadaires sont couchés, et les hommes s'activent à recouvrir de tapis une basse armature boisée. Une femme entre. Je la suis, mais il y a quelqu'un en trop, qui n'a pas le droit d'être ici, aux dires du chef. La femme, de type européen, sait qu'il s'agit d'elle, et comme contrite elle fait mine de se lever, je la précède et sors de la tente, seul. Quel acte d'héroïsme ! Dont j'eusse pu attendre mieux... Je jette un dernier coup d'oeil synoptique aux deux rangées d'hommes et d'une femme, et le dernier tapis tombe, univers clos donc...
Sentant le simoun venir, je vais au bar, où se trouve Ali. Sombre, je lui confie, en pointant les flippers et autres : J'attendrai le vent caché ici, derrière le jeu électronique. Ali, attablé, courbé et étreignant son verre comme Bogart dans Casablanca, laisse échapper dans un soupir souriant : 'R'taï... Je lui réponds : Ch'tem, renonce à mon idée, et ressors.
Je marche alors sur le goudron frileux, avec Arnaud et le Ventron, pieds nus et en caleçons de bain. Les jambes énormes et velues du Ventron me hantent. Je m'étonne : Les jours ont beau passer, il fait frisquet tout de même ! Ils me répondent que tout va bien. Moi, vêtu et gelé, je crache de dépit, et, me retournant, vois deux prostituées se livrer au rituel oriental de l'épilation, dans une voiture toute proche... Est-ce pour cela que tout était censé bien aller ?
Oublier ses envies et pulsions, demeurer maître de soi, et que le vent du sud, brûlant et chargé de sable, nous enterre tous... Je me succède, dodécuplé, ivre de mépris et de dégoût.
IV
Une nuit vide et creuse comme le monde. Le vent tourne, dans l'alternance de la neige humide et de la sécheresse d'âme. Il semble souffler de l'ouest, mais j'ai eu beau inciser au bistouri mes narines dans le sens de la longueur, pour mieux sentir, je n'ai pas pu humer une seconde les parfums des embruns, les relents d'iode et les marais frémissants. Trop loin de l'océan sûrement...
Lyon n'a pas d'odeur... Je brûle régulièrement une partie de mon corps pour m'assurer que j'y vis encore. Lyon n'a pas de douleur...
Les yeux pétris d'une haine affectée se portent plus souvent sur le pavé. Je crois reconnaître comme frère chaque centimètre du terrain accompli chaque jour. Je suis le gravier de ciment, et je me foule indifféremment, en vain, sans odeur ni douleur.