Je vole dans un air insipide qui ressemble fort à un film américain du dimanche
soir. Je survole cette sombre histoire de salariés qui se font virer de leur emploi et sombrent dans l’engrenage du chômage. L’alcool, le renoncement, les robes de chambre tout le jour, le déni,
les pantoufles, la colère, en parfait ordre. Toutefois, quelqu’un de leur vieille entreprise les rappelle, un cadre à peine quadra, les cheveux noirs coupés courts, de petites lunettes sans
monture très tendance, la voix grave et assurée, un peu vulgaire. Il les rappelle un à un pour leur proposer de « revenir » dans un cadre de sous-traitance, en laissant accroire chacun
qu’il est le seul à avoir été recontacté, induisant nécessairement une obligation de discrétion, emplie de reconnaissance et d’égoïsme. L’un d’eux a le visage du héros de Big Lebowski, John
Goodman je crois. Sitôt qu’il a raccroché le téléphone, vêtu d’une robe de chambre rouge de velours et de pantoufles, le visage rond, gras, mal rasé, ses petits yeux cachés derrière des lunettes,
il se tourne vers l’entrée de la cuisine, dans un halo lumineux jaunâtre et lève les bras au ciel dans une image de victoire dérisoire. Victoire ! Victoire pour la famille des
Barbapapa ! Et vive l’auto-entreprenariat… Mais un autre salarié refuse ; « Je ne reviendrai pas », articule-t-il de manière inquiétante, de la voix grave et rauque submergée
d’alcool, dans une semi-obscurité bleuie et métallique. Alors le jeune cadre se lève et se retrouve vieil homme amaigri, à la tignasse chenue et désordonnée, l’œil fixe et sans compréhension,
sourd à la révolte et la fierté tandis que mon vol fini m’en éloigne maintenant.
Le lendemain matin, il me faut retourner au travail. Je suis classiquement vêtu
d’un costume et d’une cravate sombres. L’un de mes collègues me dit que « tout va changer », qu’il a eu vent d’un grand mécontentement de notre big boss, qui exigerait désormais le port
de la cravate réglementaire, griffée au nom de notre compagnie, ainsi que de badges nominatifs manifestant notre appartenance au Groupe. Ressembler à un homme sandwich, transparent derrière ces
ultimes atteintes à la vie privée ? Jamais, pas pour moi pense-je en entrant dans une maison qui n’est pas mon bureau. La maîtresse des lieux révèle une origine maghrébine, malgré son
absence d’accent et son allure européanisée. De nombreux enfants courent partout dans des odeurs de raz-el-hanout. Je souhaite me laver les mains, mais face au haut lavabo de grès, je ne parviens
pas à identifier le savon. Peut-être cet objet, là, informité de plastique violet disposée sur le porte-savon ? Je m’en empare pour constater qu’il ne s’agit que d’un jouet. La femme en
conçoit moult deuil et m’indique en soupirant une bouteille située sur la tablette adjacente au lavabo : un bidon de lessive en la forme, mais transparent et à l’intérieur duquel j’ai
constaté un enchevêtrement de tuyaux multicolores, de taches de couleurs vives et de tailles diverses, ce qui m’avait fait de prime abord prendre l’ensemble pour un objet d’art, l’œuvre inutile
d’un designer tout aussi inutile. A y regarder de plus près, l’amas coloré cache un mécanisme distributeur, de savon bien sûr, que je fais fonctionner et qui à ma grande surprise marche. Enfin,
il ne produit que de la mousse, et je m’en accommode.
Mes ablutions effectuées, je peux rejoindre la réunion à laquelle je m’étais rendu,
par un vestibule peu chaleureux, l’intérieur d’un bunker atlantique. Sortant de la pénombre, je remarque immédiatement un homme en costume muni de clubs de golf, qui se comporte comme si le
vestibule était un practice. Il répète son swing, choisit soigneusement un fer, six peut-être, de toute façon je ne connais de ce sport que ce que j’en ai appris de sa version sur la console
Mattel Intellivision en 1983. Des sons métalliques, des percussions ou mieux, des détonations m’inquiètent alors. Je constate rapidement que le vestibule n’est rien d’autre que la zone de
sécurité située derrière les cibles d’un champ de tir, à balles réelles. Cette certitude m’est acquise quand je vois que les bruits identifiés ne sont autres que les balles qui ricochent sur les
hautes plinthes métalliques de type hockey sur glace. Elles heurtent tout d’abord un panneau situé près de moi, puis font le tour du vestibule en glissant sur les autres panneaux soigneusement
orientés dans ce but, puis ressortent sur ma droite en ligne, par petites files indiennes discontinues, en grappes sombres. Compte tenu de ce circuit, en serrant sur ma gauche, je ne devrais
avoir strictement rien à craindre d’elles. Je sors avec précaution du vestibule tandis qu’arrivé sur l’herbe, je vois des volées de flèches s’abattre sur le côté droit de la sortie. Il y a donc
de l’archerie également. Tournant ma tête vers le lieu supposé de la ligne de tir au fusil, je vois un coup partir dans une sphère de fumée blanche, et la balle me reste visible, ainsi que son
sillage. Elle ne doit pas aller à plus de 150 km/h, ce qui est un prodige de lenteur, et explique peut-être la ronde minutieusement ordonnée des balles atteignant le vestibule. Je repense à
Matrix, un peu amusé.
Mais ça y est, je vois mes collègues de bureau, et les rejoins en évitant sans
grande difficulté les quelques balles traçantes encore tirées. A mon étonnement, une partie de foot s’est engagée, que je dois rejoindre. Je m’y attelle malgré mon costume, assez inadéquat en la
circonstance. Je grimace sous peu, songeant que tous les tee-shirts s’avèrent dépareillés. Je prends pourtant facilement le ballon à une compétitrice maladroite, enchaîne quelques dribbles, mais
ne sais ni à qui passer la balle, ni même où marquer le cas échéant. Je la laisse donc à un grand type en dossard noir, connaissant à l’évidence autant ce sport que moi le jardinage. Nul ne
répond à mes demandes de composition des équipes, d’organisation des postes.
La chaleur me gagne et je décide de retourner dans la maison via le vestibule pour
y trouver de l’eau. Là, je constate la mort de mon golfeur de tout à l’heure, sûrement touché par une balle perdue. Je me saisis d’un lui en plastique, en latex, un pantin articulé, et le dispose
sur un tabouret en position concentrée, pour ainsi dire recueillie. Il s’avère ne pas faire un mètre vingt. Sarkozy ? Mais je ne me laisse pas le temps de m’en étonner, car le député-maire
passe devant le vestibule, accompagné et poursuivi d’une meute de journalistes et d’officiels, l’air grave et décidé. Je me faufile dans la cohue et rejoins mes partenaires d’entreprise au titre
de la nécessaire communication institutionnelle, raison définitive de ma présence ici. Il me faut pourtant étancher ma soif. Elle est là, la table sur tréteaux, et elle est là, la bouteille
d’Evian, pleine d’eau tiède et de particules en suspension, attestant du nombre de personnes ayant bu à son goulot. J’en bois sans dégoût, pensant à la mort qui s’annonce de partout, pensant à ce
condamné à mort qui déclarait après avoir trébuché sur une marche de l’échafaud : « Mauvais présage… ».