Il s’agit sûrement d’une ballade en forêt, dans une forêt méridionale, ainsi qu’en attestent la caillasse de calcaire blanc qui affleure au-delà d’un humus pauvre et fin sous une couverture d’épines de pins. Le côté cahoteux des chemins, les thalwegs rocheux, le ciel immaculé et le frais soleil d’hiver viennent encore renforcer cette impression. Je suis avec ma fille Ilana au sommet d’un promontoire, d’où je peux voir la lisière de la forêt, donnant directement sur une plage étroite de sable jaune.
Des éclats de voix parviennent jusqu’à nous, et suivant leur provenance, mon regard finit par tomber sur un camion militaire immobilisé sur la plage. Un autre camion kaki, de modèle différent, vient se planter devant lui, comme pour l’empêcher de partir, tandis qu’un étrange véhicule bleu métallisé, sur coussin d’air peut-être, aux loupiotes clignotant circulairement, arrive par la gauche en mitraillant joyeusement, et longuement, le premier camion.
Après la fin de la fusillade, une femme d’une trentaine d’années dans un uniforme que je ne reconnais pas, sort du second camion, et au ton de sa voix s’adressant aux hommes demeurés à l’arrière, je devine qu’elle les commande. Elle se saisit d’un talkie-walkie et entre en communication avec la soucoupe. De celle-ci bondit un officier à la tête de singe qui se dirige vers elle. Sa combinaison est bleu-pâle. Ils devisent un instant et cet officier hèle en direction de la soucoupe.
Quelques secondes plus tard, alors que tout reste immobile, deux autres singes en combinaison surgissent d’un sas, munis de deux grands bâtons qu’ils portent à leurs bouches.
Ils émettent alors des sons étranges…
- Gnap llap – gnap llap – gnap llap -
… de leurs langues synchronisées avec une petite languette mobile située à l’embouchure des bâtons, comme une anche. Pendant ce temps, leurs yeux s’agrandissent et deviennent argentés.
Il semble que ces instruments servent à deviner le contenu du camion immobilisé, par un jeu de miroirs peut-être, mais cette technologie semblerait très rudimentaire eu égard à leur moyen de locomotion et au souvenir présent que j’ai de la fusillade bleutée. Ilana reste sage à mon côté, comme hypnotisée par la scène. L’un des deux singes apostrophe son supérieur du rebord de la soucoupe :
- S’il y a quelque chose à l’intérieur, ce n’est pas humain, ce n’est pas…-
Une fumée sortant du moteur du premier camion interrompt sa phrase : je vois la femme commandant le premier camion fuir à toutes jambes, tandis que les trois singes paraissent littéralement suffoquer. Je vois leurs faces simiesques comme pétrifiées et penchées sur le côté, les yeux exorbités, la langue rouge pendant largement sur une commissure de leur gueule. Ce ne peut être que du gaz toxique qui s’épand du camion immobile.
Je réagis vite et prends en compte la faiblesse de la brise marine.
Ilana vivement prise dans les bras, je cours en sens inverse de la plage et entre dans une vaste clairière désolée. Quelques secondes plus tard, un bruit de moteur attise mon inquiétude. Je le vois, à deux virages de nous : c’est le même modèle que le camion militaire immobilisé sur la plage. Je bondis avec Ilana dans le bas-côté, un talus à la pente très raide. Si les cailloux et la terre sèche ne nous atteignent pas, la végétation méditerranéenne demeure rase ; un plan de thym, un épineux maigrelet et un laurier livide sont nos seuls abris. Les hauts essieux du camion qui arrive font le reste : un homme de type européen, brun et mal rasé, nous voit, malgré nos efforts pour descendre encore plus bas dans la ravine, comme une étoile argentée en haut d’un sapin de Noël, et il sourit.
Dans le bruit du camion au ralenti, il sourit, et dans l’ignorance de ses intentions, je serre ma fille contre moi.