4 juin 2007
Je me retrouve projeté une bonne quinzaine d’années en arrière, lorsque je m’étais promis d’en finir le jour où une pâle objectivité, purement rationnelle, aurait défini que j’avais réussi ma vie. Un travail intellectuel bien payé avec des responsabilités, ça, c’est fait. Un mariage heureux avec une femme intelligente, dotée d’une forte personnalité et si belle, c’est fait aussi. Un enfant, enfin, sans qui les méchantes langues du bon sens populaire affirment qu’on ne pourrait pas prétendre avoir réussi son existence : c’en est fait également.
Le moment d’en finir, pour démontrer à la face du monde, dans un fol orgueil, que finalement on ne sait rien faire d’autre ici que mourir, serait-il lors venu ?
La situation est plus complexe qu’il n’y paraissait lorsque j’étais jeune, prompt à la décision et au désespoir. Aujourd’hui, je suis plus engoncé dans le confort d’une vie au rythme métronomique mais aux déchirements insensés dont la régularité ne nuit nullement à la violence éclatante. Il s’agit d’une autre préparation à la fin inévitable : au sacrifice grandiloquent, à la gerbe de feu traversant mon visage sanglant dans une explosion voulue mondiale, mon corps et mon esprit faible semblent avoir opté pour la distanciation progressive, le renoncement de bas étage, le plus absolu néanmoins.
Plus rien ne compte donc. Le concept même d’envie me devient étranger, pour en pas parler de l’incompréhensible enthousiasme, ou de l’obscure joie. Chaque pas plus avant m’est odieux, une corvée ménagère en quelque sorte. Le simple fait d’envisager de faire quelque chose ou quoi que ce soit me jette dans l’enclos sonore de bordées d’injures interminables. Avoir à rencontrer des gens fait se clore mes yeux fatigués, et plus ces personnes me sont proches, plus le poids s’écrase sur mes tempes, sur ma poitrine, mes genoux douloureux. Devoir s’occuper de diverses tâches administratives, éducationnelles, se lever tôt et travailler plus pour gagner plus, suscite instantanément mon apathie violente, et comme habituellement, tout se termine par des injures d’abdication devant la religion autoritaire du faire.
Sauf que je fais tout ce qui m’écœure, m’exécute sans envie ni désir, esclave apparemment docile du devoir par morale nécessaire, sans enthousiasme ni transport, singulier ou pluriel, de toute façon polysémique, que je déteste à tous égards, comme toute forme de mouvement forcé. Mon activité contribue encore à me détacher du Tout, à mon désinvestissement létal. Alors, puisque prendre certaines personnes pour des aveugles relèverait de l’innocence, on finit par me le faire remarquer avec tristesse et désespoir.
J’explose en sanglots, la respiration ne se faisant plus que par petits hoquets suraigus. Sitôt que l’on me parle de ma mort progressive dont je sais fort bien qu’elle ne me prédispose en rien à la vraie mort, dont je n’ignore pas que je pourrai vivre avec elle au-delà de mon siècle, je pleure et la confusion installe sa gueule hideuse en travers de ma conscience. Il s’agit d’une mort dont je n’ai pas l’idée claire : en ai-je peur ? la désire-je ? pleure-je de ma lâcheté, de mon indécision ? suis-je aussi convaincu que cela de l’absence de fluide vital dans mes veines ? ou encore sanglote-je bruyamment de mon incapacité à la joie, de mon incapacité dépasser une limite sans risques que je me suis moi-même édifiée ?
Je ne dois plus être très loin maintenant.