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Hontes

Souffrances, amour, désespoir, moquerie, musique et philosophie... La vie, quoi !

l'eglentreprise ou la religion de l'entreprise

L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.62)

Publié le 20 Novembre 2009 par Luc dans L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

  La conséquence en était évidente : l’ancien Pape considérait que les régimes politiques qui viendraient à limiter ou supprimer la propriété privée, fût-ce pour des raisons de service ou d’ordre public, commettraient « une erreur de caractère anthropologique » (Centesimus Annus, n° 13, fondé sur Saint Thomas d'Aquin, STh, II-II, 66, 2, c), mais aussi Rerum Novarum de Léon XIII nn. 14-15). On est dès lors bien loin de Sollicitudo Rei Socialis, qui excluait en son point n° 41 que la doctrine sociale de l’Eglise pût être un instant regardée comme une troisième voie entre capitalisme libéral et collectivisme marxiste : il s’agissait bien d’une composante à part entière de la théologie morale.

  En effet, dans Quadragesimo anno (n° 41), l’Eglise posait clairement que « la très grave obligation qui Nous incombe de promulguer, d'interpréter et de prêcher, en dépit de tout, la loi morale, soumettent également à Notre suprême autorité l'ordre social et l'ordre économique »

  La conclusion de sa recherche théologique lui fut donnée par l’honorable Professeur Garello, fin analyste de la véritable religion du Très Saint-Père : « Jean-Paul II réhabilite avec éclat le « bon » capitalisme. Faut-il proposer le capitalisme comme modèle social ? « Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est positive, même s’il serait plus approprié de parler « d’économie d’entreprise », ou « d’économie de marché » ou simplement « d’économie libre » (Centesimus Annus, n° 42) » [1]. CQFD.

 

  Et l’éthique fut jetée au vide-ordures.

  Par conséquent, l’adage était théologiquement confirmé : ce qu’argent veut, Dieu le veut. C’est en respectant ce sage précepte que le jeune homme devait se rendre au sein de la très grande entreprise, du conclave, ce monde encore inconnu mais dont le caractère gigantesque qui l’eût effrayé quelques mois auparavant ne faisait aujourd’hui que glisser sur son cuir désormais habitué. Sa visite avait été provoquée par ce qui n’était même pas une connaissance, mais la femme du big boss de sa propre sœur, en charge des relations humaines dans un monde sans âme. Il s’attendait encore à des entretiens d’embauche informels, ridicules d’incompétence, mais sans déception cette fois, puisque pour être déçu, il faut avoir espéré quelque chose. Ce n’était plus le cas. Certes les nécessités matérielles torpides le contraignaient à reprendre une activité professionnelle, mais le ressort déjà violemment détendu lors de son éviction marseillaise avait achevé de se rompre durant son chômage. Toute illusion dans une hypothétique corrélation entre Dieu et l’Eglentreprise s’était évanouie définitivement.

  Au téléphone, il s’était rapidement enquis du secteur d’activités où il allait devoir exercer ses compétences incertaines. La grande distribution : la restauration rapide mise à part, aucun secteur ne pouvait être pire que celui-là, dont la réputation délétère et probablement justifiée conjuguait irrespect fondamental du droit du travail, précarité absolue, heures à rallonge et paiement au lance-pierres. Mais il n’existait pas réellement de choix, l’état de nécessité faisant loi. Ce fut donc avec l’allant d’un condamné à mort qu’il se rendit au premier entretien.

  D’un naturel prévoyant malgré une conjoncture peu propice à la motivation et aux débordements d’enthousiasme, il s’assura auprès de l’accueil téléphonique de l’itinéraire à suivre.

  Il pesta intérieurement contre cette manie absurde qu’ont les grandes entreprises de situer leurs sièges dans des zones industrielles : la prise de note du plan dicté aurait pu remplir quelques feuillets, et sans aucune certitude sur le fait de savoir si c’était bien au 43ème rond-point qu’il convenait de tourner à gauche, ou au contraire au 44ème. Face à l’absurdité topographique, et eu égard à un trajet théorique de quarante minutes, il partit une bonne heure avant. Cela ne l’empêcha pas de se tromper de sortie d’autoroute, l’erreur persistant à raison du fait que suivaient cette fausse sortie également une quarantaine de ronds-points. L’itinéraire fut donc scrupuleusement appliqué, mais son point d’origine étant erroné, l’ensemble de l’intégrale tombait. Il arriva donc vingt bonnes minutes en retard, suant dans le seul costume qui lui avait porté chance : son vieux croisé à dominante bleue de plus en plus défraîchi, le même qu’il portait quelques années auparavant lors de son entrée dans le monde de la petite rejetonne de Dame E.

  D’inquiétantes barrières s’opposaient à son entrée dans le vaste parking de l’établissement, et il constata qu’ici encore, il convenait d’être muni d’un badge magnétique d’identification. Bis repetita placent

 

- Grésillements sur l’antenne -

 

  Je ne sais comment exprimer mon étonnement devant la paranoïa sécuritaire des grandes entreprises. C’est même à croire que toutes produisent (ou trafiquent) de l’uranium tellement les vigiles ont l’air patibulaire et tellement les points de badgeage sont resserrés. Il est en revanche amusant de noter que ces systèmes tombent tellement souvent en panne (chaque fois qu’il pleut par exemple), que les salariés passent toujours à deux dans le sas, que les badges perdus ne sont pas nécessairement désactivés, rendant l’imposante machinerie dénuée de tout effet préventif. J’envisageais le concept de sécurité dans la P.M.E. comme une nécessité relevant de l’intuition, la grande terreur de la faute qui pourrait impliquer le dépôt de bilan. Pour la grande entreprise, la notion de sécurité est plus proche de celle de Sarkozy, korrig [2] autocrate et mégalomane qui me fait de plus en plus penser à Christian Clavier.

  Ce sont les rites de la grande entreprise qui tendent à convaincre chacun des collaborateurs du caractère sacré de sa mission, tout en voulant le cantonner dans une aveugle fidélité. Ici encore, l’essentiel n’est pas tant que les procédés de contrôle et de surveillance, de sécurité, soient réellement efficaces, mais simplement qu’ils soient impressionnants, de la même manière qu’une cathédrale sera toujours plus majestueuse qu’un petit temple luthérien.

 

- Tous les regrets de la rédaction pour cet interlude lié à un mouvement de grève du personnel technique -

 

  Une fois franchis les sas métalliques, il se rendit à l’accueil où siégeaient deux opératrices apparemment plus affairées à gérer le fil ininterrompu des appels téléphoniques qu’à se préoccuper de sa propre présence. De vingt minutes, le retard se porta rapidement à la demi-heure. Lui pour qui la ponctualité procédait d’une nécessité absolue, presque vitale, se voyait ainsi torturé par le sort et une dure Destinée. 

 

  De fait, une explication malencontreuse de l’itinéraire par une secrétaire simplette et la parfaite ignorance du moindre usage par les hôtesses d’accueil le mettaient d’un état physique proche de l’apoplexie. Le col de sa chemise le serrait jusqu’à l’étouffement, et la fièvre commençait de bourdonner dans son crâne meurtri qu’un flot de chaleur envahissait peu à peu. Enfin, alors qu’il tapotait nerveusement de ses doigts le comptoir, l’une des opératrices s’enquit des raisons de sa venue trublionne. Il hésita alors sur la réponse à fournir : fallait-il poser calmement « J’ai rendez-vous avec M. Pascal A. », ou bafouiller « J’avais rendez-vous avec M. Pascal A. », du fait de cet intempestif et impardonnable retard. Comme à l’accoutumée, il prit la tangente en même temps que la voie médiane, ce qui relève d’une souplesse d’esprit assez remarquable, et opta pour un sobre « Je suis ici pour rencontrer Pascal A. ».

  L’opératrice composa ensuite un numéro de téléphone et prévint l’interlocuteur de l’arrivée de son rendez-vous. Il lui fut alors expliqué le chemin pour parvenir jusqu’au lieu de l’entretien d’embauche. Quelque peu échaudé par ses récentes expériences, il sollicita l’hôtesse sur le fait de bien vouloir réitérer ses propos en n’omettant aucun détail.

  Celle-ci, au tempérament probablement obéré, roula des yeux ronds et s’acquitta de sa tâche, ne sachant à qui elle avait à faire (on ne sait jamais…).

 

- En haut des escaliers, le bureau juste à droite -

 

  Rassuré par ces précisions et désormais certain de ne pas se perdre, il s’engagea dans l’escalier et songea à la réaction de la standardiste qui ne savait qui il était, comme tant d’autres sûrement.

 

  Il se dit qu’autant dans les P.M.E. il était aisé de connaître tout le monde, personnellement et hiérarchiquement, autant cela était impossible dans la grande entreprise, où fourmillaient les costumes cravates, les paires de lunettes, les mocassins vernis et les airs affairés. L’uniformité qui se dégageait de l’ensemble n’aidait guère à savoir qui l’on croise ou à qui l’on parle. Le mauvais goût vestimentaire étant une règle universelle, il lui semblait illusoire de ne vouloir se fonder que sur l’élégance ou la qualité des tissus portés par son interlocuteurs. Aussi bien en effet, le Président suprême pourrait-il être vêtu d’un costume de moyenne gamme, le directeur opérationnel d’une odieuse cravate Kyabi, et qu’un simple stagiaire au contrôle de gestion porterait quant à lui un magnifique costume Hugo Boss, très stretch et tendance, ayant consommé six mois d’indemnités de stage. L’habit ne fait pas toujours le moine.

  Néanmoins, il existait à son sens un détail fonctionnant presque toujours : si votre interlocuteur était un homme, grand (1,80 m et plus) et en costume, il existait de fortes probabilités pour qu’il fût cadre, le cas échéant de direction. En France, où la notion de cadre était solidement implantée du fait d’un amour continu pour les organigrammes pyramidaux plutôt que transversaux et écrasés, le cadre devait être grand. Une personne de petite taille ne devrait qu’à ses talents réels et à sa ruse l’accession à ce statut, lorsque ce dernier allait de soi pour les grandes tiges. Des études démontraient ce fait de manière indubitable (Nicolas Herpin, INSEE, 2001), de la même manière que les chances de rester célibataire étaient de très loin plus élevées pour les petits que pour les grands.


[1] J. Garello, op. cit., p. 12.

[2] « Petit nain » en breton. J’attire l’attention du lecteur de petite taille qui pourra s’indigner de l’utilisation facile et discriminatoire d’un critère de l’apparence physique, sur le fait que l’auteur lui-même est le contraire d’un géant !

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L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.61)

Publié le 13 Novembre 2009 par Luc dans L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

6

 

  Il s’agissait manifestement, enfin, d’une très grande entreprise, puisque de nombreux entretiens d’embauche avaient été prévus téléphoniquement avec l’interlocutrice du moins en moins jeune catéchiste, dont le cuir se tannait à mesure que fleurissaient en lui les racines putrides de l’expérience. La période d’inactivité qu’il avait du subir lui pesait encore, physiquement et surtout moralement : la confiance, chèrement acquise dans les incessants combats menés quotidiennement contre le doute ravageur, s’était subitement évaporée lors de son exclusion du groupe. Il se sentait dans la peau d’un Monseigneur Gaillot, en charge d’un évêché qui n’existe pas [1] et ne saurait exister dans le siècle. Dès lors, comment allait-il pouvoir affronter tous ces entretiens démuni du fondement même de l’Eglentreprise : l’estime de soi, fût-elle injustifiée ?

  Il se rappela soudain qu’il avait appris à mentir avec le temps, que sa candeur juvénile, son enthousiasme puéril s’étaient éteints sous les coups de femme de joie assénés par ses congénères. Lorsque la misanthropie menace, il n’est rien d’autre à faire que de lui céder : faute de confiance, il lui suffirait de s’en parer de tous les attributs, dans cette froideur mécanique et pleine de morgue que la timidité lui avait conféré. Il serait jésuite, technocrate, efficace et profitable. Il serait l’image du serviteur aveugle du Dieu Marché, de la fidélité à une croyance, au principe divin de l’entreprise. De toute façon, il n’avait pas le choix : laborare aut occidere, la règle inverse aux idées de Cicéron pour celui qui se soumet à l’entreprise.

 

  Pourtant… Ses sympathies allaient plutôt désormais aux Grecs, aux Egyptiens, aux Thraces, aux Lydiens même : le travail avilit l’homme [2], songeait-il en se remémorant l’absence totale de réflexion, de méditation ou d’élévation de la pensée durant son labeur d’exécution marseillais. De la même manière, le chômage, dans tout ce qu’il peut avoir d’angoissant, de sclérosant, s’avère foncièrement antithétique d’une paresse conçue et représentée comme devant faciliter le vrai enrichissement d’une vie :

 

- Ô Paresse, prends pitié de notre longue misère !

Ô Paresse, mère des arts et des nobles vertus,

sois le baume des angoisses humaines ! [3] -

 

  Toutes ses recherches sur la théologie du travail, celui-ci y étant conçu comme un facteur d’humanisation, l’avaient convaincu de l’absurdité de cette théorie.

  Au sens du catholicisme réactualisé, cette conception trouvait sa synthèse dans l’encyclique « Laborem Exercens » (1981), par laquelle Jean-Paul II proclama sans sourciller (la maladie de Parkinson ne l’avait pas encore atteint) que « par le travail, l’homme ne transforme pas seulement la nature mais se transforme lui-même, et devient plus homme ».

  En effet, l’homme par son travail imite Dieu (le jeune homme en était arrivé à douter fort de ses capacités d’imitateur dans ce cas, se glorifiant ironiquement de bâtir en six jours quelque chose de bien plus rigoureux que cette satanée planète.

  L’utopie de la paresse devrait patienter davantage. Des contingences plus matérielles que la nourriture de l’esprit venaient en effet réclamer leur dû avec l’insistance morbide d’un huissier de justice.

  Sa période de chômage avait eu des conséquences aussi diverses qu’un tri implacable des relations amicales, un couple en déliquescence et des ressources ayant fondu comme neige au soleil (mais il se trouverait encore et toujours quelque esprit pour affirmer avec (péro)raison que tous les chômeurs sont d’irrécupérables fainéants, ainsi que le déclamait l’illuminé prédicateur apostolique Seillière avec la fougue infatigable d’un Caton l’Ancien).

 

- Czego chce gotówka, tego i Bóg chce [4]... -

 

… souffla en polonais le jeune homme. Son chômage et ses interrogations sur la foi dans le secteur professionnel avait été pour lui l’occasion d’une brève analyse de la philosophie de la liberté en matière économique, développée par l’ancien Saint-Père si soucieux d’un soc social stable (Centesimus Annus, n° 48) mais libéral.

  Jean-Paul II reconnaissait liminairement que l’individualisme forcené était la négation même de l’idée de nature humaine (Veritatis Splendor, n° 32) et que « les interdits jalonnent le chemin de la liberté (…) [et] indiquent clairement aux hommes ce qui constitue une erreur, ce qui les écarte de la vérité et de l’amour de Dieu » [5]. Avec de telles considérations, on pouvait douter du soutien apporté par Jean-Paul II au système libéral. Il se serait alors rapproché de Léon XIII et sa fameuse encyclique Rerum Novarum (laquelle dénonçait le scandale de la condition ouvrière dans la société industrielle naissante). Pour le scoliaste, il ne fallait pas s’y tromper : il s’accordait entièrement avec J. Garello et contre G. Gronbacher [6] sur le fait que le personnalisme du précédent Pape ne pouvait être rapproché de celui de Mounier ou du pauvre Père. Dans ce contexte, la liberté était pour le Saint-Père une foncière auto-détermination, touchant à l’Etre. Comment dès lors concilier un refus tout théorique de l’individualisme, la saine présence d’interdits (qu’ils ressortissent d’ailleurs du religieux, de la morale, de l’éthique ou de l’ordre public), et cette auto-détermination absolue, libre et ontologique ? Un mystère de la Religion probablement…

  Mais ce n’était pas tout : si la prétendue libre auto-détermination était le terreau de toutes les théories entreprenariales et donc du libéralisme, Karol Wojtyła alla plus loin par son encyclique Centesimus Annus, dans laquelle il reprit clairement les idées de Von Hayek, Kirzner et Mises : « la liberté est au cœur de l’économie » [7]. Et plus encore, il procédait du postulat purement libéral selon lequel l’initiative économique (« la capacité d’initiative et d’entreprise », Centesimus Annus, n° 32) au sein du marché assurait nécessairement le bonheur collectif : « Chacun a le droit d’initiative économique, chacun usera de ses talents pour contribuer à une abondance profitable à tous, et pour recueillir les justes fruits de ses efforts » (Centesimus Annus, n° 32/34), ou encore « L’homme travaille pour subvenir aux besoins de sa famille, de la communauté à laquelle il appartient, de la nation et, en définitive, de l’humanité entière ». (Laborem Exercens, nn. 7 & 10 notamment). La dialectique purement formelle développée dans le point n° 42 de Centesimus Annus (distinction entre le bon capitalisme, encadré dans un système juridique ferme (ibid. n° 48, préc.), et le mauvais) n’avait guère convaincu le jeune homme : en effet, la formule « L'Église reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement de l'entreprise » (Centesimus Annus, n° 35) était on ne peut plus claire. En l’occurrence, relevait bien peu de la charité chrétienne et du principe de solidarité (confiés très ironiquement à… l’Etat dans Quadragesimo Anno (Pie XI), n° 88 et Populorum Progressio, n° 33  ! Pas à l’entreprise…) le fait de douloureusement constater que celui qui était sans talent se trouvait nécessairement privé du droit d’initiative économique par les règles du marché, et ne pouvait donc contribuer au « bien commun » : il était donc exclus, frappé de néant, et ne récolterait aucun fruit de la communauté. L’hypocrisie atteignait son comble, pensait-il, quand il releva que « tout en travaillant avec d'autres et sous la direction d'autres personnes, ils [les travailleurs] puissent en un sens travailler "à leur compte" » (Laborem Exercens, n° 15). Jolie conception pour une religion qui se voulait universaliste, humaniste et charitable. Comme disait en substance le Grand Vizir Iznogoud (membre éminent du conclave et probablement apparenté aux Médicis), « on devrait interdire la mendicité, elle incite à la charité ».

 



[1] Il s’agit du diocèse fictif de Partenia, né ex nihilo un mois de janvier 1995 sous les sables du désert d’Algérie, et dont notre saint Père fit la destination de l’évêque contestataire dans sa manière de vivre l’Evangile.

[2] V. notamment Platon in « La République », Livre V et « Les lois », III, ainsi que Xénophon in « Economique », IV et VI.

[3] Paul Laffargue, in « Le Droit à la Paresse », 1880. Quelques années auparavant, et l’influence du Second Empire ne paraît pas n’y être pour rien, on avait pourtant assisté à des phénomènes de « lutte contre la paresse » et de « retour de la morale dans l’usine », dans la conception toute paternaliste de l’hilarant F. Le Play (inspecteur général des mines et sénateur) pour qui le patron français était « un chef sévère mais juste, voulant le bien de son personnel ». J’en garde encore aujourd’hui un sourire béat, de celui qui illumine mon visage lorsque viennent à être rediffusés sur les ondes des sketches de Fernand Raynaud, Pierre Dac ou Charles de Gaulle, toutes ces vieilles choses désuètes qui conservent notre sympathie…

[4] « Ce qu’argent veut, Dieu le veut », probablement ce que disent les compatriotes de feu Karol Wojtyła depuis que le capitalisme et le pro-américanisme ont fait leur irruption dans ce beau pays.

[5] J. Garello, in « La Philosophie de la liberté chez Karol Wojtyła », revue « Liberale », supplemento n° 9, déc. 2001.

[6] In « Beyond Self-Interest. A personalist approach to human action », Center for economic personalism, Grand rapids, 2000, pp.64-65.

[7] J. Garello, op. cit., p. 10.

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L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.53)

Publié le 4 Novembre 2009 par Luc dans L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

  Dans l’apathie gagnant, du sexe triste à la haine à la mort.

 

  Après l’ennui… l’ennui… Deux sylvaines gentilles ont échoué dans l’amour que je devais porter à la journée.

  Dans une limite de bords, si j’avais trop descendu, peut-être m’eussé-je douté de quoi que ce soit, mais rien n’est arrivé, comme une déception pure, un manifeste froid, « Fou, l’art noir » [1]. Et s’ils pensent maintenant que je suis étrange, sans vie, sans activité professionnelle, je finis, moi, par douter de cette sacro-sainte envie d’attenter sournoisement à ma vie, puisque quoi qu’il en soit, nous allons tous crever.

  Je hais ; j’ai voulu voir ma vie se terminer d’un choc brutal aujourd’hui… Mais le tremblement n’est pas venu, je ne me suis pas crispé. L’Homme s’évanouit en moi. Je me hais. Ce sont les racines que je n’ai pas, les rancœurs (ma nourriture) et la rancune qui me soutient comme un tuteur, qui m’ont soufflé l’âme, comme un fétu. Je me hais. Je m’abaisse, rampe, meurt un peu plus à chaque avilissement, chaque pointage. Mais ce sont les seuls événements de cette vie. Mon corps se tortille vainement dans une lourdeur huileuse. Je me hais. Le ciel s’est fendu hier, et s’est vomi non loin de moi. Mes pieds baignent dans ce liquide et s’agglomèrent. Le mouvement est difficile. Pousser la bile. Piétiner l’opprobre. Je me hais.

  Comme le bœuf écorché de Soutine, je gis, la tête en bas et deux lames de fer plantées en travers de mes chevilles.

  Pas une partie de mon corps n’échappe désormais à mon regard de médecin légiste : je les sens toutes vivantes dans la douleur et exemptes de vices. La pureté par l’écorchure me mortifie car imméritée. Chaque souffle de vent frais en inspiration me fait mal aux dents. La souffrance sauve du sommeil et des rêves de grandeur, quand il a pu sembler quelquefois que nous n’étions pas nés sur cette terre uniquement pour attendre la mort. Il n’existe aucun espoir qui vaille la peine de s’y attacher, tout comme l’autre mérite notre respect mais pas que l’on se batte pour lui. Pour quoi faire ?

 

- Nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet -

 

  Ou autrement dit,

 

- nemo dat quod non habet -


 
Mais ce n’est pas fini, on va continuer
[2]… à rouler des yeux blancs aux passants de l’abattoir, attirés par l’équarrissage, l’odeur du sang et des chairs à nu. Les coups de chaîne s’abattent sur mes flancs meurtris, pour me faire travailler et attendrir la viande, m’a-t-on dit.

  Je relève pourtant la tête, maîtrise un spasme qui me tord le cou, tend les muscles de mes bras et hurle à travers les blessures où la brûlure s’insinue. Repensant à la veille, lorsqu’on m’avait ouvert le ventre dans d’horribles gargouillements, je regarde mes côtes bien ouvertes, comme une huître sur le sable en plein soleil. Peu à peu, je décèle l’astre derrière la brume ; tout s’efface à force de luminosité acharnée. Pas de tunnel, pas d’espoir, juste une violente brillance qui balaye tout alentours.

  Les pieds vers le ciel, j’approche l’empyrée, mon Elysée de mort et de pauvreté écorchée dans le vol d’un cygne blanc, ivre de clarté. Soupeser la plaie, défaire les nœuds puis faire cesser.

  Oui, ce soir, j’en ai été certain. Je vais me crever. C’est avec un sourire consommé et peut-être trop habitué que j’ai avoué. L’eau s’écoule régulièrement par son sas d’évacuation, en borborygmes sonores, pendant que chante une flûte de pan. Mon rapport au temps, une fois de plus, est sans signification par rapport au calendrier. Fier de ma raison, je marque mes joues d’encre en m’asseyant sur le papier que je trace, sans respect. Il demeure, dans le halo fourmillant de lumière, la honte du mensonge constant que j’entretiens sur l’avenir. L’œil rond sans idées, je suis une coquille de noix suivant le courant qui la hale. Ce soir, je sais avec certitude que je ferai preuve dans toute ma vie une seule et unique fois de volontarisme positif : je vais me crever.

  Le calendrier me rappelle parfois à lui. Encore un jour improductif, et dire que c’est ma fête n’est pas un vain mot. En ces moments où un hasard vous transforme en centre fugace du petit monde, il faut savoir faire preuve de lucidité. C’est alors que je réalise une donnée terrifiante : depuis combien de temps ne fais-je rien, que parler du… temps, qu’il fait, qui passe, médiocre ou va la cruche à l’eau qu’elle se casse. C’est tout de même incroyable ! Moi qui ai toujours craché sur les Jardin, Frison-Roche ou autres Rousseau, je me retrouve nature à disserter sur les tenants et les aboutissants du temps qu’il fait. Je dois réagir, me persuader à nouveau :

 

1.      que ma laideur m’a conféré le génie et l’ubiquité,

2.      qu’en tant que génie, la douleur et la mélancolie demeurent les seules certitudes [3],

3.      que nous sommes sur terre pour en baver un peu et ne rien connaître, ni avant, ni après.

 

  Penser qu’un jour peut-être, mon corps se balancera doucement sous une poutre, ondulant sensuellement, vain et grand.

  Mais je manque de souplesse.

 

  Ô Dieu, toi, qui provoques ma fin, tu reviens vers moi, et je t’entends me dire :

 

  « Tu ne te souviens pas de ce que tu as fait ou commis la veille au soir… Tu ne sais plus quel était ton visage à ce moment là. Tu es mort.

 

  Tu te penches vers le sol où s’écrasent en général tes espoirs… Tu vois que ce sol est comme un miroir, puisque c’est ton image qu’il renvoie. Tu es mort.

 

  Tu te relèves pourtant ; la tête te tourne affreusement. Alors, rêvant de verts collines et de jours sereins, dans la tempête de la bataille qui fait rage entre ta raison et cette envie de boire, tu vas te recoucher dans ton lit empestant la sueur. Tu es mort.

 

  Allongé, tu es dans cette position merveilleuse. La tête est douce, quelques larmes pourraient même couler tellement la sérénité t’est inconnue. C’est normal, comme la prémisse de ta mort. »

 

  Mais Dieu et son Eglentreprise polymorphe sont naturellement des gens pleins de ressources (à tous les sens du terme), dont la cruauté est l’offertoire des espoirs imbéciles d’intronisation de leurs exclus, dont le tabernacle recueille l’ambition dévorante de ceux-là qui pensent qu’un rebond est toujours possible.

  

  Ce fut le cas de notre exégète, repêché par hasard au plus profond de l’abîme métaphysique dans lequel l’avait plongé son exclusion du monde, lui l’adapté modèle au système, lui qui pensait qu’un travail n’était qu’alimentaire et ne pouvait être pris avec passion, lui qui pensait que la raison viendrait à bout de tout… Il était repêché, grâce à Dieu et surtout à quelques relations influentes dans le siècle, qui un soir de beuverie ou dans l’urgence d’un besoin opérationnel naturellement non anticipé, se rappelèrent son existence…



[1] Yves Buin in « De la déception pure, manifeste froid », Sautreau, Velter, Bailly, Buin, 10-18, 1973.

[2] « … à voler dans les airs et les supermarchés… », Les Têtes Raides in « Ginette », 1ère version dans la galette 25 cm « Not dead but bien raides » auto-produite, packaging carton, 1989. Râlez-pas ! Je l’ai, c’est tout ! Vous pourrez toujours l’acheter en version CD chez Tôt ou Tard, 10/98.

[3] Pour ressentir dans toute sa profondeur la bile noire et les maladies y afférentes, V. Aristote, « L’homme de génie et la mélancolie » (Rivages poche / Petite Bibliothèque, 4ème éd.).

Merci à Valérie N. de m’avoir fait découvrir cette lumineuse évidence, la première depuis « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée » de Kant (1786) : « Amis du genre humain et de ce qui lui est le plus sacré! admettez ce qui, après un examen scrupuleux et sincère, est à vos yeux le plus digne de foi, que ce soient des faits ou des arguments rationnels. Mais n'allez pas contester à la raison ce qui fait d'elle le plus grand bien de cette terre : le privilège d'être l'ultime pierre de touche de la pensée ».

C’est à l’occasion de la citation de cet opuscule génial à l’occasion que je réitère cette fois toute mon admiration à Alain Chareyre-Méjean (qui me l’a fait découvrir), dont je recommande à tous la lecture de la thèse « Le réel et le fantastique », 1991, sous la direction de Clément Rosset (ou le livre du même titre chez l’Harmattan, 1999).

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L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.52)

Publié le 30 Octobre 2009 par Luc dans L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

  De l’alcool au mauvais sommeil, du sommeil à la léthargie tout autant contrainte que complaisante.

 

  Comment avouer que cette vie d’inaction, d’oisiveté devrais-je dire, me convient à la perfection ? Commettre des haïkus sans y penser, une apologie de l’immobilisme, serait un avenir bienheureux.

  Mais ce soir, il est une tristesse difficile à tromper par l’image des jours à venir. Je demeure allongé sur le lit, le cœur battant à tout rompre et la gorge prise en étau, subissant on ne sait quelle malédiction que la culpabilité accentue encore. Maintenant je vais me délaisser dans les affres de l’inconscient et du sommeil, rêvant de ne pas trop cauchemarder.

  L’inaction, je m’en rends compte, est l’unique chose qui m’aide à penser. Lorsque je vaquais à mes occupations habituelles, que le travail pesait, je ne faisais rien, ne pensais pas.

 

  Le rapport au temps change.

 

  Tout s’éternise de plus. Les décades lancinantes se succèdent dans les humeurs changeantes, qui servent et desservent les plats sans que j’aie eu le temps d’y toucher. Le fruit, profiter de la joie, ne me sont qu’absence irrégulière. Cette image d’une chose vieille et craintive m’a marqué comme une tête de bétail. Les nuées vomissantes surgissent toujours lorsque l’on me pose une question sur ma situation. Je pourrais me battre, espérer, mais tout ceci ne sert de rien, est su de tout temps. La gorge se serre ; la glotte est la cloche dont le battant sera la luette, quand les mâchoires se pulvérisent l’une l’autre, à force de retenir le cri. Les yeux brûlent et les papilles dégorgent une acidité rancunière. Je détourne mon inexistence vers l’inactivité. Je bouge moins, m’enlumine, tel une chose vieille et craintive.

 

  Les sursauts, les révoltes, les espoirs s’étouffent comme des flammes sous le sable.

 

  Des moments fatidiques s’approchent, devant lesquels il faut réagir, quand l’immobilité seule meuble ma vie, meule et tourne ma conscience, meut mes rêves. Un pan voudrait-il atteindre aux nuées aveuglantes, à la lumière de l’acte, qu’immédiatement le besoin de s’asseoir, désolé et prenant, se fait oppressant.

  On ne peut que céder dans un son devenant soudain confus dans son achèvement, puis reprenant calmement, qui berce dès lors le conscient. Et je me retrouve létal, larvesque, léthargique. Je deviens image, répondant aux questions comme du papier glacé. Je me picturalise, me patine au soleil de l’été provençal. La vieillesse m’est douce et je m’y abandonne sans tourments… excepté celui de cette sensation de mort lente qui m’envahit lorsque je ne fais rien. Le craquement de mon bras qui se lève avec violence pour enfin frapper rageusement le sort contraire, l’injustice divine et l’organisation de ses serviteurs, se répète quand le membre retombe lourdement et sans passion sur un duvet moelleux, sans jamais avoir porté son coup.

  Obsession de l’action – regret des guerres ouvertes – refus du compromis – déni de paresse – action et mort… mais… déleitmotivation… ou encore total(e) (delete)motivation.

  J’imagine que les liqueurs de napalm aux senteurs subtiles qui jouent à flots longs dans mon estomac vont se calmer, l’apaiser pour me donner enfin à la mort nocturne. Les remugles de ma pusillanimité et de ma faiblesse me reviennent en langoureuses brûlures, et je ne désire plus que m’effacer devant cet ignoble souvenir. Penser que rien ne peut se voir être reproché revient à nier l’évidence, mais il faut cependant savoir déceler la coalition abjecte, la bêtise avide et méchante de l’autour de soi, qui ne saurait qu’être hostile.

  J’éprouve la nette sensation de décliner doucement, sans à-coups ni réaction de nuire, pétrifié par la remembrance de ma faiblesse.

 

  La chute est inévitable, une pente douce, un renoncement, mais une ultime réaction de terreur devant la gabegie, la honte et la hideur de soi, la pression sociale, le caractère inacceptable de la situation, dont on pressent l’inutilité.

 

  Soudainement, je me rends compte de l’ineptie de mon angoisse.

  Certes le matériel fut défaillant, ce dont je pouvais légitimement me plaindre, mais cela ne revêtait pas un caractère de gravité tel qu’il me procurât de sombres bouffées et nébulisât mon esprit des nuées affreuses de la terreur. Il me faut resserrer les boulons, faute de quoi ma belle machine continuera à branler insidieusement. Un café, une cigarette et un coup de fil… Me voilà plus calme : rien n’est résolu, ais je suis plus calme. Peut-être s’agit-il du temps, qui me façonne à son gré. Gris, je sombre ; bleu, je redresse la tête. Chercher encore à ne plus se laisser happer par les failles du concret. Je n’ai jamais été un rêveur ; alors je tente de devenir un penseur, ou un chercheur, un canoniste ou un exégète, en scrutant les moindres possibilités d’échappatoire.

 

  Je n’ignore pas, parallèlement, que toute quête est vaine, vouée à l’échec, mais on continue quand même, mécaniquement, pour ne pas perdre l’habitude de l’action.

 

  Puis on retombe. Sexe et télévision, ou plus exactement plus de sexe mais télévision sordide, TF1…

 

  Quelle peine de le dire… Le sexe m’ennuie désormais prodigieusement. Dans la répétition machinale et bestiale d’un va et vient purement inné, il ne fait que me rappeler, terriblement, le travail. Je croise parfois, au cours de la vie morne, quelques scènes de copulation.

  Au-delà du légitime émoi physique qui s’empare du bas de ma personne durant un instant, c’est surtout le dégoût qui prend le dessus sitôt que la réflexion met au pas la réaction.

  D’ailleurs, je ne ressens même plus la douleur ou le plaisir (« ‘même pas mal ! »), dans une sorte d’instance de déshumanisation. Je vais couler comme une larve sans avoir l’espoir de subir la mutation en chrysalide. En regardant Derrick et Côte Ouest, je tisse mon cocon de déjections. Le chômage si formateur a fini par m’apprendre le tissage.

  En visionnant les quatre simplets d’Alliage, les L5, Lorie, les Poetic Lovers ou Jennifer de Star Academy, se dandiner ridiculement devant les caméras, j’ai ressenti un tel dégoût que j’en ai été me coucher à 21H30… en hurlant :

 

-  Quelle daube !

 

  Il faut toutefois s’interroger sur le pourquoi d’une telle réaction. Et si cette violence non contenue ne représentait que l’envie, dans tout ce qu’elle possède d’affreux. En conscience, je psalmodie que l’envie n’a pas lieu d’exister au regard de telles caricatures d’art. Certes, mais arte-t-on sans reconnaissance ? Délicat, pour ne pouvoir juger de quelconque plébiscite, voire simple réintégration, dans un avenir incertain, toujours est-il que je demeure inconnu, tandis que ces pitres font se pâmer les adolescentes pré-pubères, et malheureusement les pubères aussi. Je pourrais passer mille fois devant le portail d’un lycée sans que quiconque me prête attention, si toutefois je ne me fais pas embarquer pour suspicion de tentative de détournement de mineur, d’enlèvement ou de viol, tractage pour le F.N., dans l’ordre de gravité des infractions… Résolvons-nous à l’évidence : je ne suis rien, dénué de tout talent (dans le cas contraire, « ça se saurait »…), et ne fais pas se coller les petites culottes au plafond une fois lancées sitôt mon entrée dans la pièce.

  Quelle ironie, quelle clownerie (pour rester poli)… Mon entendement serait-il si troublé que je ne saurais reconnaître l’art là où il se trouve, dans Star Academy ?

  Non, décidément, et quitte à me tromper, je préfère persister à courir me coucher dès 21H30.

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L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.51)

Publié le 23 Octobre 2009 par Luc dans L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

5

 

  Comme excommunié… Exclu du groupe, sans s’être entendu offrir la moindre possibilité de sursis ou de réclusion ermitique. Maintenant, il était seul face au monde. Aucune E-organisation ne pouvait plus le protéger, le couvrir de son aile salvatrice. Dieu s’était détourné de lui, n’avait pas réagi à l’injustice et ne lui avait pas prononcé le « Salvabo te ». Cette malédiction, ce honnissement, c’était le chômage. Le théosophe devint scoliaste de l’exclusion et les amis, des Judas…

 

  Des amis qui continuent à vivre comme avant, sans écoute.

 

  Las ! Je suis seul, et ne le montre pas. Une discrétion qui demeure tout le contraire de l’effacement et de l’humilité, une discrétion confinant à l’exhibition. Demain, je vais rejoindre un groupe d’inconnus, de non-sus, de copinages abstraits… Je ne peux même pas les aimer, nous ne nous connaissons pas ! Alors tout le monde va danser sans vie le long des supports éreintés. Je suis en train de lâcher prise et plus rien ne me retient. Si je me trouve à fonder quelque chose, c’est pour mieux le voir sombrer. Tout le monde danse le soir et brave la rue ; ne pas bouger, c’est reculer, et la danse de cet aujourd’hui rouge est immobile…

 

  Trop d’amis porteurs de conseils sans écoute.

 

  Qu’on ne me fasse pas de remarque… ni ne me parle impoliment, ne me parle… du tout. Je lâche prise avec le réel. Mes réactions deviennent à chaque fois plus violentes lorsque je tente parallèlement d’adoucir mon image, de l’arrondir.

  Rien n’y fait. Comment cacher plus et trop longtemps que la coupe arrive à son terme et que chaque goutte que l’on y apporte, stress, remarque blessante, ordres ou conseils, et ennui, se pose comme susceptible de la faire déborder. Pas encore totalement : ma vie s’écoule à petites gouttes tombées sur un comptoir cradingue, et non à grands flots. Je n’ai dès lors, faute de vie, de Dieu et de travail, plus envie de voir personne, ce qui est une mort en soi. La solitude ne représente même pas une consolation. Je suis inapte. Un rebus. J’eusse du être réformé de la vie, mais les hasards et tracasseries administratives en ont décidé autrement… Je crois, peu fermement, que la fin de mon temps de soumission approche. Je préfère désormais de loin l’abysse d’un trou de 9mm que celui d’une vie de réaction sauvage et d’insatisfaction.

 

  Trop d’amis qui vous accusent de fuir vos responsabilités, sans écoute.

 

  Je ne fuis pas. Je ne me sens simplement pas concerné. Mes rêves ambitieux de petite grandeur s’effacent progressivement au profit d’une humilité bienséante. Je me dégoûte car je ne cesse les compromissions. Je me hais d’agir avec aussi peu de fermeté. Je me fais souvent gerber lorsque mes actes ne sont dictés que par un souci de composition, tandis que pratiquement je suis le contraire d’un chef d’orchestre qui mènerait son entourage à la baguette. Mais on m’agresse, m’ennuie. Là encore, je m’écrase, comme une larve que je sais être après tout.

  Je me tais pour ne plus m’énerver, pour ne plus jamais porter le poing sur un proche, pas par lâcheté cette fois, mais par manque d’envie, pensant évidemment aux conséquences que cela serait susceptible d’entraîner. Si ma qualité de froid calculateur a un jour dépassé le stade du fantasme tout personnel, aujourd’hui… ah ah… les piles sont mortes et mes panneaux solaires aussi sales que ma manière de voir le monde tel qu’il est : à chier.

 

  Trop d’amis qui commencent à tourner le dos, et qui de fait ont encore plus de mal à écouter.

 

  J’ai pu rêver de ces personnes qui viendraient vers moi, les bras ouverts, me remerciant, le sourire aux lèvres… Mais je n’ai eu que le mépris, l’indifférence affichée, l’utilitarisme humiliant, l’agressivité non masquée. J’ai pu rêver cette défaite, par un coup exceptionnel du Destin, dans l’attente de la revanche… Mais je n’ai rien eu, rien que la merde. Je n’ai plus rien attendu, avec un sourire délaissé.

  J’ai pu rêver la gloire, l’argent, les femmes, les caisses et la vie facile, la drogue et l’alcool… Mais je n’ai rien eu. Rien que la merde. Pas même fonctionnaire, j’ai du rêver mon sourire…

 

  Plus d’amis.

 

  Parcourant la campagne à la limite des bas-côtés blanchis par le givre, sur le ruban mal bitumé, j’ignore encore la cause de ma destination. Le brouillard épais laisse place à une brume légère, comme évaporée du sol humide et fertile [1], alors j’ignore aussi les raisons de mon obstination. La tête projetée de droite et de gauche, d’avant en arrière, cahotant dans la route piteuse, respire la faiblesse de ses vertèbres en les suppliant de rompre, de cesser de plier. Alors, le soleil venteux revenu, j’ai commencé de connaître la répétition toute naturelle de mes échecs : la charité enfin, ces détritus d’amitié dont on me fouette le visage ainsi qu’une volée de triques épineuses…

  M’imposer la compassion atermoyée me rend larmoyant et ridicule. Au son d’une voix s’efforçant à la générosité, il m’a fallu ressentir comme une lame les yeux qui se piquaient, le cœur sombrant sans autre retenue que le dépit. Or une lame piquée est une lame pourrie.

« Ci bientôt gésira » : je ne plierai pas.

 

  Une fois presque seul, venant de s’apercevoir que son conjoint vient de prendre le large et sans s’acharner à tenter de revoir des amis qui n’en sont plus, il ne reste plus qu’à boire et tenter de dormir, dans la laideur et la délectation, le renoncement.

 

  L’espoir, et ce que j’avais pu nommer la normalisation d’une situation, deviennent peu à peu des concepts flous, dénués de toute matérialité.

  J’ai bien conscience du ridicule de mes prétentions, et admets me complaire dans un rien sans soucis, tellement agréable. Je ne désire plus que m’allonger, sans pensées et sans remords, puis dormir de tout mon soûl.

  Saoul parce qu’aujourd’hui, luttant contre les remugles de haine qui me barbouillent l’arrière-bouche, mon corps se transforme, se difforme.

  Saoul parce que l’envie de me plaindre à quiconque ne me passe même plus par l’esprit.

  Saoul parce que froidement, la sensation que plus rien ne me retient demeure la seule présence amie et surtout quotidienne, régulière et silencieuse. Non pas pesante comme un fardeau, un purgatoire, mais douce et aimante, qui m’appelle sans cesse, me hèle gentiment, bras secourable dans l’éternité de nuit où je me heurte à chaque racine.

  Un éternuement impromptu, puis plusieurs, me sortent de ma torpeur, comme pour me rappeler qu’il est l’heure… de dormir.

 



[1] « Krvava gruda, plodna zemlja » (« sol sanglant, terre fertile »), proverbe slovène.

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L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.40)

Publié le 16 Octobre 2009 par Luc dans L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

4

 

  La convocation à un entretien préalable, que ce soit à rupture de période d’essai, à sanction disciplinaire ou à licenciement (excommunication dans le langage hyperbolique de l’Eglentreprise) est une étape de procédure légalement exigée dans les deux derniers cas. Il n’empêche…

  La réception d’un courrier recommandé chez soi ou encore la présentation d’une lettre aux fins d’une remise en main propre contre décharge est ressentie comme un traumatisme. Une direction expédie des courriers pour remplir ses dossiers en cas de litige ultérieur, étaye sa position, gère le risque prud’homal, mais n’envisage jamais le côté humain de l’acte : que pense le salarié qui réceptionne une convocation à un entretien préalable ?

  Particulièrement lorsqu’il ne cherche pas lui-même la mesure dont il sera l’objet [1], lorsque son passé professionnel est sans tache, il considère le courrier soit comme un arrêt portant peine de mort, soit comme une gifle et se démotive subséquemment (les peines corporelles n’apportant strictement rien en matière de pédagogie).

  Ce fut concomitamment des deux façons que l’exégète reçut cette bien désagréable invitation, dans la mesure où malgré les constantes difficultés relationnelles entretenues avec l’irrécupérable, l’incorrigible Sœur Hippopotame, les nets progrès dont il avait fait preuve, son opérationnalité, comme disait le Père Régional, rendaient désormais improbable une telle mesure…

  La surprise n’en est jamais une bonne : l’étonnement, c’est la violence pure. Une grande claque liée au caractère inattendu de la convocation et le sentiment dans le même temps que son sort était joué, sans rémission. Alors c’était bien cela.

  Il jeta nerveusement sur son bureau la lettre dont il venait de signer la décharge, et les événements passés commencèrent leur défilé derrière ses yeux enfiévrés, son visage gainé de pourpre, un bourdonnement insupportable dans son crâne endolori.

  Il avait travaillé d’arrache-pied, donné sans compter ; il avait acquis les fondements d’un nouveau métier, lui le juriste canoniste devenu opérateur de paye. Il avait rempli ses obligations à l’entière satisfaction des autorités déconcentrées, et on le rejetait maintenant que l’été était terminé, que la basse saison religieuse commençait. Il s’esclaffa comme Maximien apprenant la révolte des Bagaudes :

 

- « Quelle gageure ! Quelle hypocrisie ! » -

 

  Il savait qu’en tout état de cause, il n’aurait pas passé sa vie à Marseille, ville de paroles plutôt que de parole, mécréante et haïe entre toutes. Il savait aussi qu’il n’aurait pas enduré longtemps les pièges navrants de puérilité et mais glaçants d’efficacité des deux abominables sœurs conservatrices et méridionales.

  Mais alors quoi, faisait-il dans un désespérante volonté de se raccrocher à Socrate au moins dans la forme de sa maïeutique, ne lui appartenait-il pas de prendre lui-même cette décision ?

  L’absurdité ou au contraire le machiavélisme du comportement du Père Régional l’emportait vers, tour à tour, le désespoir, la colère, la révolte, le mépris, la grandeur outragée et l’humilité. Son voyage intérieur, dans le trouble, fut grec.

 

  C’est donc cela… J’ai vécu comme un chien mais je ne mordais qu’en paroles et non avec les dents. Est-ce que les fleuves remontent alors vers leur source ? Il me faut me réveiller, pour ne pas recevoir pendant mon sommeil un coup de lance dans le dos. Chasser les tyrans de ma route, se fouetter pour se faire courir. J’ai succombé à un destin pourpre et à une dure Destinée. Quelle mort m’a conduit aux Enfers ? La sauvage morsure d’un chien.

  Ci-gît moi, le sage qui vers l’Olympe est monté sans mettre le Pélion sur l’Ossa. Pour monter vers les astres, le chemin de la vertu m’a suffi. Je tombe, frappant la terre de ma main :

 

- J’y vais de moi-même… qu’as-tu besoin de m’appeler ? -

 

  Qui m’a donc aveuglé ? Qui m’a privé de lumière ? C’est le froid que j’ai trouvé malgré moi, le froid de l’Hadès. Silence, silence, je dois marcher doucement.

  Ayant suspendu le lacet au haut d’un cornouiller, je m’étrangle dans mon âme et descend dans l’Hadès. Je vais détruire mon corps en le purifiant par la flamme.  Changeant toujours, jamais ils ne cessent, ces Pères de l’Eglise ; pour moi, je fus un jour déjà, garçon et fille, plante, oiseau et poisson luisant au fond des mers. C’est là du sang et non pas cette liqueur qui coule des Dieux bienheureux.

 

  Comme est la nature des feuilles, telle est celle des hommes. Meurs donc, mon ami ; pourquoi gémir ainsi, moi aussi je meurs, qui étais bien meilleur que toi.

  Il y a ici et là bien des façons de parler, et ce que vous avez dit, on vous le redira de la même façon. L’apparence est reine partout où elle se présente…

  Et quand on est né, franchir au plus tôt les portes de l’Hadès. Je me lamente, je hurle et tout autour de moi gémissent les rochers.

  Χόραχαδ, χόδαχαδ ! Le trépas vient tout guérir, mais ne bougeons d’où nous sommes, plutôt mourir que souffrir… C’est le φρέαρ, le jugement par le fond ! Un rire perpétuel secoue ma poitrine, mais où donc trouve-t-elle tant de larmes ?

  La mort n’est rien et ne nous touche en rien.

 

  Le tourbillon de sensations confuses et contradictoires prit fin quelques jours plus tard, lors de l’entretien au cours duquel lui fut notifiée la rupture de sa période d’essai. Durant l’entrevue qui n’apporta aucune nouvelle qu’il ne connût déjà, le futur exhérédé réprima les larmes qui tentaient de s’extraire de ses yeux piquants, contrôla le bafouillage odieux qui voulait s’instiller dans son discours.

  Il confia avec une apparence sereine au Père Régional que de toutes les façons, il avait pris la décision de quitter ses fonctions dès la fin de l’année, et que l’anticipation de la rupture le soulageait, finalement. Pendant ces déclarations aussi orgueilleuses que fausses, il ne pouvait cependant empêcher ses jambes de trembler, terriblement. Son souffle se faisait court. Mais pour la première fois peut-être, il mentait avec aplomb. Il prit un dernier verre avec le chef des services techniques de l’Archevêché, qui n’avait jamais quant à lui trahi la confiance que le désormais ex-CACOU avait placée en lui. Il entendit alors la totale remise en cause des couches hiérarchiques supérieures de l’Eglentreprise, en matière tant de compétence que de Vraie Foi, par… un membre de ces mêmes couches, qui lui confia avec la sincérité directe dont il était coutumier, son absence totale de croyance, spirituelle ou séculière, en cette religion, laquelle n’avait pour seul intérêt que de lui assurer le gîte, le couvert et un confort certain. Il fit également allusion au fait que sa position était partagée par l’immense majorité des organes dirigeants, pour qui seule la profitabilité, et donc le pouvoir, importaient, toutes choses à cacher aux collaborateurs moins gradés et naturellement aux ouailles consuméristes. D’ailleurs, soulignait-il, cette position était théorisée. Mgr Olivier de Berranger [2] soufflait que séparer Dieu et Mammon avait un relent certain de malhonnêteté intellectuelle, et prêchait dans le même temps un évangile social et un libéralisme revisité par les valeurs de la Foi, c’est à dire que celle-ci s’était convertie à des valeurs plus mercantiles que celles réunies de la Révolution et du protestantisme honni !

  Les moyens de ce secret : les miracles et l’argent qui ensemble attisent les croyances des simples, c’est à dire les théories du management participatif et le pouvoir ultime donné aux organes comptables et financiers. Il lui confia enfin que ces considérations ne pouvaient exister que hors de l’Eglentreprise, sous peine d’éradication immédiate.

  Alors la foi du jeune canoniste fut cette fois sévèrement ébranlée. Il s’effondra en larmes sur son lit, en proie aux serres acérées du doute qui venait le déchirer.

 

  La découverte.

  Il fallait retourner aux sources.

  Demain je reprendrai la direction du nord. Tout au long du trajet, chaque endroit dépassé à vive allure insinuera de nouveau en moi les souvenirs jusque lors cachés.

  Parcourant l’Ardèche, me reviendront en mémoire ces paysages désolés et brûlés par le soleil, entourés de contreforts montagneux sur lesquels sont juchés des villages comme creusés directement dans la pierre.

  Remontant vers la Drôme, je verrai encore la laideur de la nature rhodanienne et l’impureté de l’air.

  Le dégoût commence de monter.

  Puis Lyon se découpera derrière les vitres, évidemment balayées de pluie et de froidure.

  Celle-ci aura depuis longtemps envahi les cœurs et ne marcheront le long des allées si propres que des visages gris sans rien au-dedans.

  La course se poursuit et je m’écœure un peu plus.

  Puis surgiront au détour d’un brouillard le Morvan et l’auxerrois, si magnifiques pour n’être pas peuplés. Et tout de suite après, la Grande Couronne, la petite, Villeneuve Saint Georges la noire de suie.

  Porte de Bercy.

  Mon sourire renaît.

  La gare de Lyon.

  Je suis presque hilare.

  Mais durant le trajet, seule une image m’a poursuivi : celle de deux femmes, des sœurs plutôt, petites, grasses et laides, qui se félicitent de mon dégoût ; l’une suce des bonbons à la menthe, l’autre déblatère des insanités. Tiens, en voilà une troisième, un peu moins grosse, plus grande, mais d’une stupidité apparemment effrayante. Elle suit les deux autres sans broncher. Elle ne vient même pas de ma fuite en arrière. Elles se contentent d’exécuter à nouveau leurs actes pavloviens comme si je n’avais jamais existé.

  Alors je remonte à Paris ; ai-je vraiment existé ?



[1] J’ai bien écrit « … dont il sera l’objet » et non « … dont il sera éventuellement l’objet » : la louable intention du législateur visant à empêcher les employeurs de prendre des décisions trop hâtives, frappées de légèreté blâmable, ne compte aucune existence matérielle. La décision est en effet prise bien avant l’expiration du délai de deux jours ouvrables après l’entretien préalable : elle l’est quasiment à la découverte des faits fautifs ou considérés comme tels, et dans la plupart des cas dès la convocation à l’entretien préalable, conférant à ce dernier le caractère de simulacre avéré. Les salariés n’ignorent bien évidemment pas cet état de fait ; c’est pourquoi nous nous attachons à cette étape psychologiquement essentielle, plutôt qu’à celle de la notification, laquelle ne fait que formaliser la décision.

[2] V. « L’évêque et l’économiste », Mgr Olivier de Berranger et Jean Boissonnat, Presses de la Renaissance, 2001.

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L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.34)

Publié le 9 Octobre 2009 par Luc dans L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

  Alors il ne réagissait pas, en se contentant d’arborer une mine affligée et fataliste. La très discrète Sœur Baudet lui témoigna en revanche une certaine compassion, probablement prise de pitié devant la très inconfortable agonie de son chef. Mourant mais pas complètement aveugle, il savait fort bien qu’à choisir entre Sœur Hippopotame et lui, Sœur Baudet n’hésiterait pas un instant, la précarité des deux situations respectives ne prêtant guère à interprétation.

  Les mois passèrent ainsi, entre vexations non sanctionnables car relevant de l’usage, et cours théoriques du Père Régional sur le management d’une équipe… Les demandes d’entretiens auprès du PR se répétaient à intervalles réguliers de la part de sœur Hippopotame, et donnaient donc l’occasion à ce dernier d’un cours de management de proximité. Le catéchiste, un jour de folie, se décida à parler à cœur ouvert avec le PR.

 

-         Je suis face à une impasse relationnelle. Je souhaite me débarrasser par quelque moyen que ce soit de mon adjointe. C’est elle ou moi.

-         Sed ira fuvor brevis est, jeune homme ! Vous ne pouvez ni ne devez vous emporter ainsi : il vous incombe sans le moindre doute d’assumer la gestion de vos collaboratrices. Ce point managérial est essentiel, dans la mesure où il fait partie intégrante de la définition de votre poste, indépendamment de la satisfaction que j’éprouve relativement à l’exécution de vos missions d’expertise tant qu’à vos progrès sur la maîtrise de la paye…

-         Mais enfin, mon Père, croyez-vous que je l’ignore ? Je me permets néanmoins et respectueusement d’attirer votre attention sur le refus de toute communication de Sœur Hippopotame envers moi, ainsi que sur la rétention d’informations à laquelle je me heurte de son fait. Je souhaite donc que vous initiiez une procédure disciplinaire à son encontre de ce chef.

-         Là ! Vous voyez ? Vous vous déclarâtes outré par le comportement de votre collaboratrice lorsque celle-ci sollicita une audience avec moi, et vous adoptez aujourd’hui un comportement similaire !

 

  … et le Père repartait sur ses principes managériaux, parfaitement inapplicables en pratique, semblait-il au jeune homme, dont l’estomac se dévorait lui-même peu à peu, dont le couple s’aventurait à péricliter, dont les nuits s’agitaient de plus en plus et dont le supplice était de devoir affronter encore et toujours le regard sévère du Père Régional. Celui-ci, tellement convaincu de la vertu de sa théorie du management, ne la mettait pas en pratique : il n’intervint jamais matériellement pour percer l’abcès, et ainsi faciliter la communication. Sa présence devenait insupportable au jeune casuiste.

 

  Je voguais donc dans la mer d’huile de la tranquillité d’une fin de nuit. Celle-ci se situait curieusement en fin d’après-midi, durant lequel je travaillais comme à l’accoutumée. Cependant, l’apanage de la nuit est une douce solitude, celle-là même que je recherchais plus haut. Soudain, je le vis arriver, l'être honni et souriant. Je crois tout d’abord à une hallucination, puisqu’il devait vaquer à ses occupations distantement de plusieurs centaines de kilomètres… J’exècre cet homme, qui pense que tout peut s’arranger par la discussion, que la concession est reine dans l’art de la manipulation psychologique. Malgré son âge mûr, il ne jure que par anglicismes barbares et modernistes, se complait dans l’absolue nécessité de la communication et il pleure (de joie) comme je pisse sur les plaquettes des organismes privés et communicants de formation professionnelle, par subtils jeux de flèches et d’ensembles sophistiqués à double sens, et la boucle est bouclée… Il est là, désormais. Lorsque j’insinuai qu’il eut dû être ailleurs, il pouffa et répondit :

 

- Ah !? Non, je suis là, et je resterai ! -

 

  Il ne me fera pas ça, il ne fera pas ça ! Adieu, harmonie ! La perversité fourbe et torve, l’œil de la modernité conservatrice se pose sur moi. Dès lors la nuit se situe bien, en temps et lieu, en fin d’après-midi, par sa faute. De surcroît, je déteste prendre mon petit-déjeuner en début de soirée.

 

  L’été fila, submergé de travail et de bulletins de paie en raison de la saison chaude qu’avait augurée le Père Régional, décidément infaillible dans ses prévisions. Les relations humaines ne s’amélioraient pas, mais a minima, le CACOU maîtrisait la paie en presque tous ses paramètres, sans que l’opinion tranchée de son bras droit, quand il eût souhaité le trancher, eût changé d’un iota, sans que le respect eût commencé de nourrir leurs relations dénuées de toute trace de management, sans que les peaux de bananes eurent été remisées dans un régime plus pacifique.

  Nous approchions de l’expiration des six mois d’essai. Alors un matin subséquent à une enfilade de rêves érotiques, la prescience de ce qu’il allait advenir, une froide divination, la prédiction d’un oracle joueur.

 

  J’aurais donc pu me sentir bien, ne fût-ce que par le souvenir, mais cela n’a pas été le cas. Ma personne faisait l’objet d’un jeu absurde et futile, celui de la compétence. Qu’est-ce que cette dernière ? Je l’ignore à la perfection.

  Je sais bien qu’à la question « la compétence n’est-elle pas toujours celle d’une personne ? », il convient de répondre non, bien sûr. Je suis d’accord au moins partiellement ici avec le jugement de C.H. Ambherdt [1] en matière de compétences collectives : « il ne suffit pas de dénicher et de fidéliser les bons collaborateurs, il faut aussi savoir créer les synergies qui permettent à l’entreprise de se positionner comme acteur économique cohérent sans que Machin et Truc tirent à hue et à dia ». Le Père Régional, si malin fût-il, ne l’avait pas deviné…

  Toujours est-il que ce simple concept de compétence paraissait revêtir une grande importance aux yeux de certaines. Pourtant, à bien y réfléchir, la compétence est une vue de l’esprit, la manière de faire quelque chose de la façon dont, de tout temps, il faut le faire. Or je ne m’illustre pas particulièrement par une façon commune.

  Je ne suis donc pas compétent ou encore habile. Une seule gêne cependant, malgré la démonstration tant logique qu’élégante de mon incompétence : les personnes dont provient le jugement en cause.

  En étant sentimental, je dirais que leur bêtise n’a d’égal que leur méchanceté. Par conséquent, leur jugement ne saurait ne pas être altéré, à l’instar du mien, tout comme leur morne étendue.

  Comment se pouvait-il donc que la vérité éventuelle d’un discernement émanât d’esprits eux-mêmes dépourvus du premier ?

  Finalement, si la question de ma compétence, de mon habileté, n’est pas encore résolue (le sera-t-elle jamais ?), je dois conclure dès aujourd’hui que ceux qui en arguent ne doivent compter que sur le hasard pour ce qui concerne la vérité ou non de leur assertion. Je ne saurais pour ma part éprouver quelconque respect pour un jugement fondé sur le hasard. Je méprise donc leur… opinion.

  La recherche hégélienne de la vérité dans le management se heurte à l’indescriptible chaos de la bêtise et des préjugés du pecus.

  Courons-y donc… puisque semble-t-il, il le faudrait.



[1] Directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur l’éducation et la vie au travail de l’Université de Sherbrooke, Canada. A cet égard, est instructive la lecture de l’ouvrage « Compétences collectives dans les organisations » (sous la direction de C.H. Ambherdt, F. Dupuich-Rabasse, Y. Emeery et D. Glauque, Les Presses de l’Université de Laval, 2001).

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L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.33)

Publié le 2 Octobre 2009 par Luc dans L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

  Quoiqu’en pensât le dévoué Frère, le CACOU se sentait bien sur la sellette, son orgueil l’empêchant de prendre les devants en tentant d’instaurer un véritable contact avec son équipe. L’inutilité objective de ses compétences dans une organisation rétrograde n’accordant au droit que celui de s’intercaler dans les espaces laissés disponibles par les nécessités opérationnelles, commençait de le troubler. Ses nuits s’en ressentaient et les rêves absurdes se faisaient plus étreignants.

 

  On m'a récemment proposé un poste à responsabilités, que j'ai accepté(es). Je me rends donc sur les lieux et rencontre la directrice de l'agence, une jolie femme âgée d'environ une trentaine d'années. Ses yeux bleus et sa chevelure blonde attachée sur le sommet du crâne me rappellent une serveuse de restaurant que j'avais vue la veille, mais il semble impossible qu'il s'agisse d'elle.

  Au cours de son monologue, elle paraît induire qu'elle n'a absolument besoin de personne pour gérer l'effectif, dans la mesure où elle s'avère être seule en poste à l'agence. Frappé par la justesse de l'argument et quelque peu décontenancé, je me détache du fait et observe la pièce.

  Elle est spacieuse et très claire. Une table ressemblant à celle d'un banquet, recouverte d'une grande nappe blanche, est accolée à l'un des murs perpendiculaires à la baie vitrée qui baigne l'espace de lumière. Des verres y trônent... R. est également là, ce qui ne laisse de m'étonner. Est-il garçon ? Je le vois servir quelques pastis, et vais naturellement le saluer en même temps que pour en quémander un. Il sourit et la frénésie le prend : il continue de servir le breuvage anisé, mais cette fois dans de grands verres à pied, et jusqu'à ras le bord, sans la moindre place pour la plus petite goutte d'eau. Je tente de le faire cesser, lui à qui ce gâchis ressemble tellement peu, mais il se débat et le précieux liquide se répand sur le sol... Qu'il continue donc de servir et que la directrice de la trentaine continue son monologue sur mon inutilité, j'ai bien mal à la tête. Je tombe à genoux au milieu d'une pièce blanche, et baisse la tête...

 

  L’orgueil restait pourtant son soutien, son tuteur, son moteur éternel, sa qualité et son péché. Il l’éloignait de la raison, dont les conclusions eussent naturellement du le pousser à négocier son départ, celui-ci étant à l’évidence inexorable. Mais non, il entra tête baissée dans le faire, son investissement personnel fut décuplé. Il ravala sa fierté et sollicita le soutien des deux sœurs amusées par leur maîtrise complète, désormais, de la situation. Le claquement sec des touches de son clavier formait un roulé de caisse claire. En un mois, il pouvait donner une consultation téléphonique tout en saisissant la paye, mais celle-ci lui devenait de plus en plus insupportable :

 

  La paye, les salaires, les charges, résoudre les problèmes de paye, les artistes jouant dans les églises voulaient une avance, des malades, des compléments de salaires, des avis à tiers détenteurs, des saisies-arrêts, absences rémunérées ou non, mises à pied disciplinaires, congés payés ou familiaux, la paye, les bulletins de paye, la paye et ses bulletins ! PARTIR !

  Le voyage et l’argent deviennent la polarité unique de mes rêves, dans lesquels, au sein d’une lourdeur incroyable, d’immenses bulletins de paie s’étirent devant moi. C’est l’occasion de me faire expliquer le voyage, auquel je ne pourrai probablement pas me livrer, moi qui ne connaissais que l’argent.

  L’homme qui va tenter de me faire choisir le voyage au dos des bulletins de paie ressemble à… La pièce est orangée, comporte des lignes courbes cycloïdes de différentes couleurs. L’effet est pour le moins kitsch… Là une rosace bleue et violette sur un fond orange ; là-bas des sortes de vagues stylisées d’un mélange bleu-vert sur un fond identique… et cet homme en costume gris avec de petites lunettes cerclées d’argent qui s’obstine à vouloir m’exposer le voyage au dos des bulletins de paie géants et déformés, très seyants d’ailleurs dans le contexte du décor.

  Je tenterais bien de me débattre, mais je reste cloué sur ma chaise, seul élément moderne de l’ensemble (métal chromé, cuir noir), détonnant par sa seule présence ici. Je tourne et retourne mon arrière-train sur la surface crissante et attends désespérément que l’homme commence ses arguments fallacieux en ce sens qu’il essaie de vendre quelque chose. Rien ne vient et d’autres personnes passent en s’effaçant progressivement…

  Ma mémoire peut donc vaincre le commerce.

 

  Le travail de deuil du jeune homme avait ainsi bien débuté, et les effets ne tardèrent pas à se faire sentir. De fait, Sœur Hippopotame constata rapidement les progrès de son chef haï et méprisé à la fois, ce qui l’inquiéta : qui sait si le CACOU n’allait pas in extremis rentrer dans les bonnes grâces du Père Régional, et ainsi mettre à bas sa logique d’épuration ? La sœur pouvait compter dans la préparation de son infâme trame sur l’appui inconditionnel de la Mère DRH, quant à elle directement soumise au Légat des Gaules que n’aurait jamais l’honneur de rencontrer le jeune canoniste.

  Il s’était quelques fois trouvé en relations fonctionnelles avec cette femme, sur des chantiers aussi divers que l’impact de nouvelles classifications ecclésiastiques, entraînant des changements de traitements, tant dans leurs montants que dans leur structure. Le nouvel accord conclu entre les différentes franges de l’Eglise et le Légat comportait naturellement des minima salariaux, mais également l’introduction d’une prime annuelle de saints sacrements égale au douzième du traitement de base. A l’instar de sa petite sœur P.M.E., la grande Eglentreprise est obnubilée par ses coûts de fonctionnements, ses frais généraux, et naturellement ses frais de personnel, lesquels demeurent le levier le plus pratique pour influer sur une rentabilité à court terme. Les organes dirigeants conçurent donc un plan diabolique : plutôt que d’augmenter la rémunération annuelle de l’ensemble des personnels concernés de 8,33 %, par ajout arithmétique de la nouvelle prime, ces organes décidèrent de modifier la structure des rémunérations au moins égales au nouveau minimum conventionnel attaché à la fonction plus 8,33 %, en réduisant le traitement de base et en introduisant sur les bulletins de paie la fameuse prime annuelle de saints sacrements, lissée sur douze mois. La manœuvre avait pour but d’éviter toute augmentation de la masse salariale, mais comportait également des conséquences secondaires contribuant aussi à ce sain(t) objectif. Une prime annuelle qui n’est pas liée à la fourniture d’un travail effectif n’entre pas dans l’assiette de l’indemnité de congés payés… Les salariés partant en congés percevraient donc une indemnité inférieure à celle dont ils bénéficiaient antérieurement, en sus du fait que leur taux horaire se verrait diminué, et ce de manière a priori totalement invisible, puisqu’un mois normalement travaillé occasionnerait un salaire parfaitement identique à celui qu’il était avant la manipulation. Notre scoliaste se scandalisa intérieurement d’un tel procédé, tout en en reconnaissant toute la ruse. Ce fut la première occasion d’un travail commun entre la DRH suçotant des bonbons à la menthe et lui. Objectant juridiquement de manière étayée audit procédé, dans la mesure où celui-ci constituait indubitablement une modification du contrat de travail des salariés concernés, le jeune homme se vit froidement opposer par sa supérieure fonctionnelle que compte tenu de sa fonction et de sa récente arrivée, il n’avait aucune idée des enjeux stratégiques de productivité et de rentabilité ayant rendu nécessaire cette bien innocente mesure. Durant tout le travail consistant à l’élaboration de la nouvelle structure de paie, elle l’observa d’un œil mauvais. Soit qu’elle pensa qu’il ne concourait pas à l’esprit de l’Eglentreprise en s’opposant à des directives nationales dont elle-même avait participé à la conception, soit qu’elle éprouva quelque crainte quant aux compétences juridiques de ce désormais piétineur de plates-bandes, elle lui témoigna rapidement d’une hostilité certaine. Si cette dernière s’avéra toutefois moins marquée en actes cependant que celle de Sœur Hippopotame, il semblait évident qu’elle devait oralement faire part de ses doutes sur le catéchiste au Père Régional. La liaison constante entre les deux femmes eut des conséquences immédiates pour la situation du jeune homme, dont la place forte était à la fois minée de l’intérieur par le génie (quel mot merveilleusement inadapté s’agissant de son adjointe) et copieusement bombardée par l’aviation des hautes sphères.

  Le règne des peaux de bananes fut fêté en grande pompe, la sœur refusant désormais tout contact verbal avec son supérieur, lorsque ce dernier s’était entendu dire à confesse par le Père Régional qu’il devait, confronté à une évidente difficulté de communication avec ses collaboratrices, reformer le lien, les inviter à déjeuner !

 

  « Les inviter à déjeuner – songeait-il, amer – Comment pourrais-je bien manger en face d’elles, l’air joyeux et détendu sans être ridicule lorsque cette damnée Sœur Hippopotame jette désormais négligemment sur le bureau les papiers que je dois signer, et moi, englué dans le terrible mariage de ma haine et de mon besoin vital de cette collaboratrice, seule capable de résoudre les problèmes techniques liés à ce logiciel de paie sans âge… »

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L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.32)

Publié le 25 Septembre 2009 par Luc dans L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

-         Vos collaboratrices ont sollicité un entretien avec moi, duquel il ressort que vous ne faites rien, et surtout ne les aidez pas dans l’élaboration des traitements de l’ensemble des personnels dépendant de notre archevêché, alors même que nous venons d’absorber la Fraternité Saint Pie X dont nous venons d’obtenir du Pape le suspens divinis des anciens dirigeants (enfin, officiellement, mais pratiquement, je vous rassure, les choses resteront en l’état).

-         Mais mon père ! Je croyais qu’il m’appartenait…

-         De les aider, lorsque la saison chaude nous contraint à recruter de nombreux diacres à durée déterminée, la fraîcheur de nos lieux de culte et leurs bénitiers approvisionnés incitant à leur fréquentation par les ouailles.

-         Ah ça ! Mais vous…

-         Vous ne les aidez pas alors que la charge de travail s’est multipliée par deux durant ces deux derniers mois.

-         Pourtant je…

-         Je ne saurais tolérer un tel état de fait. Aussi ai-je décidé de reconduire votre période d’essai en l’assortissant d’un missus officiorum non équivoque. Vous serez désormais chargé d’élaborer seul la paie des églises secondaires de A à Z, la charge des abbayes et cathédrales demeurant du ressort des sœurs placées sous votre responsabilité.

-         Responsabilité… Bien mon Père…

-         Labor omnia vincit improbus [1]… Vous pouvez vous retirer.

 

  Bien mon Père ! Sauf qu’en l’occurrence, Magister dixit sed non decet ! [2] N’avait-il pas été recruté pour tout autre chose que cette tâche d’exécution qu’il devait simplement superviser aux termes des engagements librement consentis par les parties lors de la signature du contrat ?

  En outre, le ton adopté par son supérieur, la remise en main propre contre décharge de la fiche de fonctions, rapportés à la sympathie dont il faisait preuve à tout moment voici encore quelques jours, laissaient le catéchiste dans les terribles affres du doute, qui paralyse, empêche de parler, incite à réfléchir seul sur un éventuel acte de propitiation.

 

  La désormais froideur d’un interlocuteur qui fut si chaleureux et confiant ne cesse de me troubler. Sa méfiance paraît s’accroître à chaque minute, et je devine derrière sa face fatiguée tant d’interrogations quant au sort à me réserver. Ma grandiose ascension connaîtrait-elle quelques glissades ? Eviter de décrocher. Serrons les doigts sur les prises précaires et les fesses face à l’enculade… Je les prends à mes risques et périls, ces cinq minutes que rien ne doit déranger.

 

  Il fallait donc désormais, de nouveau, apprendre. Inutiles toutes ces connaissances acquises à l’université, superflus les audits théologiques des paroisses de la Fraternité St Pie X, ridicule cette volonté de faire appliquer des procédures rigoureuses et juridiquement correctes : la seule raison de sa présence en ces lieux était la paye, la longue poursuite des informations auprès des autorités déconcentrées, leur centralisation entre ses mains, leur saisie sur le vieil écran du terminal, l’impression des milliers de paperasses nécessaires à la paie, les états mensuels, le paiement des charges sociales. Tout cela, il en connaissait depuis l’existence depuis bien longtemps ; il signait même depuis trois mois les bordereaux que lui apportaient en silence ses deux collaboratrices en lesquelles, pour n’avoir aucun contact avec elles, il avait une totale confiance, mais exécuter lui-même ces tâches, c’était un nouveau métier. Il n’intervenait auparavant que dans la résolution de problèmes ponctuels, il allait devoir assumer l’entièreté de la paye sans en connaître toutes les étapes. Quelle abominable terreur le saisit lorsqu’il réalisa qu’il devait apprendre un nouveau métier en moins de trois mois, sans qu’aucune formation complémentaire lui fût prodiguée !

  De retour dans sa modeste demeure, un repas festif avait été organisée par sa douce compagne, qui avait invité des camarades. L’agrément procura l’oubli, mais le lendemain matin s’avéra morne. Il songea :

 

- J’avais pourtant presque touché à la dématérialisation

durant cette nuit d’amis joyeux et ivres

sans autre souci que l’amusement à marche forcée.

Ne vivre que pour l’art et le loisir est un monde qui me plairait,

mais le travail prime et les heures passent. -

 

  La question du pourquoi ne relevant pas de son appréciation dans le cadre fixé par le Père Régional, celle du quoi ayant été résolue par la définition précise de ses nouvelles tâches, il demeurait encore en suspens celle du comment. En l’absence d’action prévue dans le plan de formation, cette dernière devait avoir lieu « sur le tas ». Avec qui ? Ses collaboratrices naturellement, c’était l’évidence même. Le problème se posa soudain, crucial, à l’âme désemparée du presque ex-catéchiste et futur novice à nouveau : cette réorientation de ses fonctions ne changeait strictement rien à l’ordre hiérarchique établi.

  Il demeurait donc bien le supérieur de ses collaboratrices. N’y avait-il dès lors aucun danger à admettre clairement une totale incompétence dans un domaine ou justement, elles faisaient toutes deux preuve apparemment d’une grande compétence ? Son autorité n’allait-elle pas être soufflée par le vent sauvage de l’absence de crédibilité ? Ne relevait-il pas de l’étrangeté la plus consommée qu’un supérieur hiérarchique fût contraint de quémander aide ou informations à ses propres subordonnées ? A toutes ces questions, seul le mot « Oui » paraissait s’imposer. Le sac était en train de se refermer sur lui, la cordelette solidement nouée, et la berge ne se trouvait plus si loin de ses pieds de ciment. Il lui semblait même entendre les clapotis de la rivière chantante. Le piège était grossier : soit il refusait tout net ces nouvelles tâches non conformes aux engagements originaires et son sort était scellé rapidement, renvoyant à l’abysse l’orgueil démesuré dont il avait fait preuve en démissionnant du service du Père Supérieur ; soit il acceptait la mission et sa survie dans son poste ne tenait plus que par son humiliation continue et le bon vouloir de ses collaboratrices. Dans la panique, il se résolut à demander de l’aide. Le bourru Frère responsable du service technique paraissait parfaitement adapté.

 

-         Pardonnez-moi mon intrusion, mon Frère, mais je serai bref. J’ai besoin de votre grande  connaissance historique de l’évêché. Bien sûr c’est une démarche que j’aurais dû faire depuis bien longtemps, mais…

-         Je vous en prie, asseyez-vous et parlez sans crainte…

-         En fait, au regard d’une situation bien délicate en termes de communication, je souhaiterais avoir plus de renseignements sur mon adjointe : qui est-elle ? Quel est son caractère ? En un mot comme en cent, je voudrais savoir tout ce que vous jugerez utile de me transmettre…

-         Et bien, elle est entrée voici quinze ans au service de l’archevêché, en tant que simple secrétaire intérimaire…

-         Mais comment a-t-elle pu devenir responsable de service avant mon arrivée ?

-         Par la force de son ambition et par la grâce de la formation professionnelle, jeune homme ! Elle a réussi à évoluer dans cette structure longtemps restée inorganisée, jusqu’à occuper un poste élevé par rapport à son absence initiale de diplômes, à savoir responsable des traitements.

-         Une ambitieuse… Je comprends maintenant la scandaleuse, car totalement contraire à l’éthique et à la morale, demande d’entretien qu’elle a faite dans mon dos. Tout s’éclaircit maintenant, si je rapproche ce méfait de l’histoire personnelle de Sœur Hippopotame… Vous devez être au courant, je présume ?

-         Bien évidemment ! Qu’allez-vous imaginer !? Même sans prêter l’oreille à ces sornettes, les difficultés des uns dans notre système viennent toujours aux oreilles des autres !

-         C’est malheureusement très humain… En tout état de cause, mon adjointe a gravi un à un les échelons, et la création de mon poste dans la structure lui a coupé presque définitivement toute possibilité d’évolution ultérieure en même temps qu’elle rajoutait une strate hiérarchique entre elle et le Père Régional… Un coup dur porté à l’ambition et la fierté, mais dont je ne suis pas responsable ! Peut-on m’imputer personnellement tous les changements de l’organisation ?

-         Vous vous dédouanez un peu vite de vos responsabilités, mon Frère… Ne concluez pas trop vite qu’elle veut votre mort, faute de quoi vous pourriez fort bien la provoquer par vous-même. Vous ressentez maintenant par empathie l’intense insatisfaction dans l’esprit Sœur Hippopotame, due à votre arrivée. Mais vous prétendez ne pouvoir en être tenu pour responsable ! Subjectivement, vous l’êtes : eussiez-vous parfaitement maîtrisé le côté technique de la paye que la Sœur n’aurait jamais agi de la sorte. C’est votre incompétence en la matière, mêlée à votre absence imbécile, voire votre refus de communication qui rapportés à la frustration de la Sœur sont la cause de ce coup de poignard dans le dos…

-         Peut-être, mais je sens bien que des petites mains cousent mon sac avec plus d’ardeur encore !

-         Il peut cependant être communément admis que malgré l’humiliation subie, vous pourriez acquérir rapidement la compétence technique de la paye.

-         Pour sûr ! Ce travail ne nécessite aucune intelligence particulière ! Mais pour autant, une communication ratée sur trois longs mois, comme vous vous êtes plu à le souligner, avec justice il est vrai, peut-elle se rattraper, fût-ce par mon humiliation ? Je ne le pense pas : les jugements des esprits simples sur les personnes s’avèrent souvent définitifs et irréfragables.

 

  Prenant sa respiration profondément et les yeux piqués de larmes, il ajouta après quelques instants :

 

-         Je suis donc perdu. Avant même de tenter quoi que ce soit, je sais confusément être perdu…

-         Allons, allons, ne croyez-vous pas dramatiser un peu rapidement ? Remplissez avec éclat la mission qui vient de vous être confiée, et les choses s’arrangeront d’elles-mêmes.


[1] « Un travail opiniâtre vient à bout de tout », Virgile, Géorgiques (I 145-146).

[2] « Le maître l’a dit, mais cela ne convient pas ! ».

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L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.31)

Publié le 18 Septembre 2009 par Luc dans L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

3

 

  Revenu à ses esprits, après la terrible bataille, dans son bureau solitaire, éclairé par le reflet du soleil sur les façades blanches au travers d’un large vasistas, une question douloureuse s’insinua dans l’esprit de l’exégète :

 

Je suis assis à mon bureau. Je constate que ce terminal de paie ne remplit aucune fonction d’un ordinateur normal. Mes étagères ne sont pour le moment remplies que des seuls documents issus de mes propres recherches. Je n’ai donc aucun outil de travail, excepté peut-être ce téléphone posé là devant moi, mais qui s’obstine à rester muet.

 

  A quoi cela avait-il servi de s’inscrire plus dans la tendance élitiste de l’Opus Dei du vieux Père de la P.M.E. de conseil que dans celle des Jésuites socialistes et révolutionnaires d’Amérique Latine, si tous ces efforts n’avaient finalement abouti qu’à une fonction honorifique sans réelle teneur, sans influence, sans rapport de pouvoir ? Le fait était qu’une marée invincible l’engloutissait plus à chaque instant qui fuyait devant lui : aucune fiche de fonctions, aucune précision orale sur le contenu de ses tâches, l’anéantissement absolu. Des minutes mortelles passèrent, dans l’espoir que quelqu’un, ou mettons qui que ce soit, passât le visiter, requérir de ses compétences, de sa grande science du droit canonique, la résolution d’un quelconque problème de conscience ou même temporel. Rien ne se produisit, et dans le silence de toutes les personnes rencontrées, le jeune homme en vint presque à souhaiter l’avènement du knowledge management, le management et la gestion des compétences des hommes par le partage des savoirs... Pour lui, l’enjeu de cette fumisterie était double. En premier lieu, l’enjeu managérial : le KM se prétendait à même d’accompagner le changement et de gérer les résistances des collaborateurs, lesquels devaient naturellement être tous associés à la démarche, de façon à obtenir au final une transformation de la culture d’entreprise et de ses modes d’organisation. En second lieu, l’enjeu organisationnel : il s’agissait ici d’identifier les connaissances critiques de l’entreprise puis d’organiser le recueil des connaissances tacites et explicites. L’objectif était dès lors de transformer l’information en connaissance et les connaissances individuelles en connaissances collectives, dont une centralisation bien pensée permettrait de remédier à l’hétérogénéité et la dispersion.

  A ces deux enjeux s’ajoutait un objectif explicite quadruple : faire surgir de nouvelles compétences, fédérer des communautés en interne, partager l’information avec ses fournisseurs, favoriser l’innovation et optimiser la R&D (research and development dans l’infect jargon des gourous RH).

  Mais le jeune homme avait identifié un objectif tacite tout autre : si le fait d’imprimer une identité unique à l’entière communauté des travailleurs n’était pas choquant en soi, c’était le but de cette manœuvre dans le KM qui s’avérait contraire à l’éthique. Il s’agissait de décérébrer le corps collectif des salariés au profit d’un rite totalement artificiel : la véritable centralisation des toutes les connaissances tacites eût supposé non l’assentiment de chacun à la démarche, ce qui déjà relevait de la plus haute improbabilité, mais également de procéder du postulat selon lequel chaque salarié eût pu avoir une représentation consciente desdites connaissances tacites, ce qui eu égard à l’absence généralisée d’introspection et de dialogue interne chez ses congénères (qui préféraient manifestement l’autruche au sepuku et l’argent à Aristote) eut également mis en danger le principe même du KM… si celui-ci avait dû être sincère.

  Or comme toute stratégie RH, son unique but visait à l’augmentation de la profitabilité collective, et non à quelque « développement personnel » que ce fût. Dès lors, pour le jeune homme, lorsque le bien collectif se définissait par une valeur mercantile, alors l’objectif était contraire à l’éthique.

  Cette première journée s’écoula donc d’un sang lent et épais, noir et sans vie, dans les corps et esprit du jeune homme tourmenté par l’ennui et l’incertitude, celle-ci s’inscrivant dans un schéma de pensée antithétique de la Foi. L’ennui est probablement le pire ennemi de l’homme, qui peut l’inciter à l’oisiveté, et de ce fait à l’intempérance et à la pensée incontinente. Or l’alcool et les pensées impures nous rendent poètes, ce qui n’est pas le but premier des rouages sans identité autre dans le système libéral que celle d’un élément concourant à la profitabilité de l’entreprise. L’esprit du poète ne peut être coté au panier. L’esprit du poète ne saurait être coté en bourse… mais ses objets (écrits, essais, dessins, manuscrits) oui ! Il s’était toujours méfié de la capacité du système libéral à s’emparer de tout ce qui serait susceptible de générer une richesse empirique, en le dévoyant, en le cachant (la rareté dans cette théorie si particulière augmente la valeur du produit, fût-il artistique). Que ne dénombrait-on de tableaux, de sculptures, enfermés dans les coffres de collectionneurs particuliers attendant la vente suivante chez Christie’s ?! Combien de meubles magnifiques étaient-ils entreposés dans les sombres greniers privés, au côté de caisses anonymes pouvant contenir les premières éditions d’œuvres littéraires appartenant au patrimoine de l’humanité ? Le concept même de propriété privée en matière artistique lui était intolérable : il appartenait à l’Etat juste et éclairé d’assurer la survie des artistes, lesquels apportaient eux-mêmes leur pierre à l’édifice commun par leurs créations.

  Mais si l’ennui est peut-être le pire ennemi de l’homme, il peut tout aussi bien inviter le collaborateur à la prise de recul, cette position détachée qui concourt sans doute à l’observation précise et objective de ce qui se passe dans une entreprise, tant en matière de relations humaines que de ce qui sous-tend les décisions de la direction (souvent sans rapport avec la tarte à la crème de l’épanouissement personnel). Le salarié capable de se mettre en position méta est indiscutablement un hérétique à envoyer au plus tôt ad patres par la grâce du sain bûcher (convocation à un entretien préalable pour la confession et l’administration de l’extrême onction, puis notification du licenciement pour faute grave par la main du bourreau dans les Lamentations et Râles de l’Ange Relapse, dit LRAR).

  Entendant au bout de longues heures mortelles ses collaboratrices s’éclipser sans lui souhaiter l’au revoir, puis encore quelques bruits de pas dans les escaliers proches accompagnés d’éclats de voix joyeux, il sentit que le moment était venu pour lui de quitter son bureau aux tristes étagères, avec la ferme intention de demander dès le lendemain des précisions sur le réel contenu de ses fonctions au Père Régional. Toutefois, n’y avait-il aucun danger à agir de la sorte ? La période d’essai mentionnée à son contrat pouvait être rompue à tout moment par le PR, lequel pourrait tout aussi bien être indisposé par la question nécessairement insolente du catéchiste. A raison du pouvoir dont on dispose, toute question provenant d’un subalterne où s’exprimerait autre chose que de l’admiration peut être interprétée comme une remise en cause directe de la hiérarchie. Or la question du lieu même de sa venue ne se trouvait-elle pas en elle-même induire une seconde question, celle de la capacité d’anticipation du Père Régional ?

 

  Celui-ci avait-il réellement tout mis en œuvre pour favoriser son jeune collaborateur ? Avait-il songé véritablement aux moyens à mettre à la disposition du jeune homme afin que celui-ci accomplît sa mission au mieux des intérêts de l’Eglentreprise ? Avait-il clairement posé les bases managériales, les conditions de sa collaboration avec ses subordonnées ? Que devait-il, respectivement faire, superviser, ou partager, et avec qui ?

  A toutes ces questions s’opposaient tour à tour le non ou le néant. Dès lors, sauf à imaginer l’impensable qu’eût constitué une simple insuffisance de communication de la part de ce Père si compétent, fin orateur et connaisseur éclairé des choses du siècle, la question qu’il avait à lui poser ne pouvait que lui déplaire, instiller le doute quant aux compétences propres du CACOU (la remise en cause de l’autre étant indubitablement plus naturelle que la sienne propre), et finalement l’inviter à achever là leur brève relation.

  Cette démarche n’était donc pas la bonne. Il convenait sûrement d’agir plus empiriquement : découvrir au jour le jour le sens de sa tâche, ses caractéristiques techniques ; apprendre à connaître ses collègues et ses subordonnées, ses interlocuteurs au sein des organismes déconcentrés de la Région ecclésiastique, et puis s’adapter encore à toutes contraintes, acquérir toute compétence lacunaire à la force du poignet, seul, sans plus rien demander à qui que ce soit, qui serait susceptible d’instaurer le doute quant à sa valeur.

  Ainsi opéra-t-il durant quelques semaines, apparemment sans heurt, se contentant de faire reconnaître ses incontestables connaissances juridiques par les autorités religieuses déconcentrées. Parallèlement, il concédait une totale autonomie à ses collaboratrices a priori très valables ; il l’ignorait d’ailleurs parfaitement, puisque dans l’impossibilité manifeste de contrôler quoi que ce fût dans ce domaine si spécifique qu’était la paie des gens d’Eglise. En tout état de cause, l’absence de plaintes de la part de ses interlocuteurs quant à la qualité du service fourni par les deux sœurs l’incitait à surtout éviter d’apporter dans cette machine bien huilée un grain de sable risquant de gripper la belle ouvrage. Il se contentait donc de l’absence de facto de relations avec ses subordonnées, sinon pour signer négligemment les différents documents officiels émanant de son service. C’est peut-être à ce moment où il crut être parvenu à l’identification de sa fonction, consistant dans la remise en ordre rigoureuse de la gestion des consciences des fidèles partout où la Religion était présente, que la première alerte survint.

  Vaquant à ses occupations habituelles, le téléphone, alors passé de terrifiante aphonie à un ami oeuvrant pour sa gloire, sonna. La voix du Père Régional, peut-être un peu moins enjouée que d’habitude, lui… enjoignit de venir le… rejoindre, sans plus de précisions.

  C’est le cœur battant à tout rompre et dans le vertige du sang qu’il sentait remonter puissamment vers le visage qu’il descendit lentement les marches, franchit le bureau de l’assistante dont il oublia la beauté à cet instant et frappa timidement à la porte du Père Régional. L’autorisation d’entrer lui ayant été signifiée, il eut tout d’abord du mal à s’accommoder de la vive clarté de la pièce, le Père étant assis dos à la large fenêtre aux rideaux écartés. L’odeur de ce bureau lui rappelait la mort, passant en une seconde de la naphtaline au formol puis à l’eau de Cologne et du renfermé au velours capitonné d’un cercueil exposé pour un ultime hommage au défunt. Pas d’encensoir mais peut-être une veillée funèbre à venir. Le propos du Père Régional fut clair et dénué de toute ambiguïté :

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