La conséquence en était évidente : l’ancien Pape considérait que les régimes politiques qui viendraient à limiter ou supprimer la propriété privée, fût-ce pour des raisons de service ou d’ordre public, commettraient « une erreur de caractère anthropologique » (Centesimus Annus, n° 13, fondé sur Saint Thomas d'Aquin, STh, II-II, 66, 2, c), mais aussi Rerum Novarum de Léon XIII nn. 14-15). On est dès lors bien loin de Sollicitudo Rei Socialis, qui excluait en son point n° 41 que la doctrine sociale de l’Eglise pût être un instant regardée comme une troisième voie entre capitalisme libéral et collectivisme marxiste : il s’agissait bien d’une composante à part entière de la théologie morale.
En effet, dans Quadragesimo anno (n° 41), l’Eglise posait clairement que « la très grave obligation qui Nous incombe de promulguer, d'interpréter et de prêcher, en dépit de tout, la loi morale, soumettent également à Notre suprême autorité l'ordre social et l'ordre économique »…
La conclusion de sa recherche théologique lui fut donnée par l’honorable Professeur Garello, fin analyste de la véritable religion du Très Saint-Père : « Jean-Paul II réhabilite avec éclat le « bon » capitalisme. Faut-il proposer le capitalisme comme modèle social ? « Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est positive, même s’il serait plus approprié de parler « d’économie d’entreprise », ou « d’économie de marché » ou simplement « d’économie libre » (Centesimus Annus, n° 42) » [1]. CQFD.
Et l’éthique fut jetée au vide-ordures.
Par conséquent, l’adage était théologiquement confirmé : ce qu’argent veut, Dieu le veut. C’est en respectant ce sage précepte que le jeune homme devait se rendre au sein de la très grande entreprise, du conclave, ce monde encore inconnu mais dont le caractère gigantesque qui l’eût effrayé quelques mois auparavant ne faisait aujourd’hui que glisser sur son cuir désormais habitué. Sa visite avait été provoquée par ce qui n’était même pas une connaissance, mais la femme du big boss de sa propre sœur, en charge des relations humaines dans un monde sans âme. Il s’attendait encore à des entretiens d’embauche informels, ridicules d’incompétence, mais sans déception cette fois, puisque pour être déçu, il faut avoir espéré quelque chose. Ce n’était plus le cas. Certes les nécessités matérielles torpides le contraignaient à reprendre une activité professionnelle, mais le ressort déjà violemment détendu lors de son éviction marseillaise avait achevé de se rompre durant son chômage. Toute illusion dans une hypothétique corrélation entre Dieu et l’Eglentreprise s’était évanouie définitivement.
Au téléphone, il s’était rapidement enquis du secteur d’activités où il allait devoir exercer ses compétences incertaines. La grande distribution : la restauration rapide mise à part, aucun secteur ne pouvait être pire que celui-là, dont la réputation délétère et probablement justifiée conjuguait irrespect fondamental du droit du travail, précarité absolue, heures à rallonge et paiement au lance-pierres. Mais il n’existait pas réellement de choix, l’état de nécessité faisant loi. Ce fut donc avec l’allant d’un condamné à mort qu’il se rendit au premier entretien.
D’un naturel prévoyant malgré une conjoncture peu propice à la motivation et aux débordements d’enthousiasme, il s’assura auprès de l’accueil téléphonique de l’itinéraire à suivre.
Il pesta intérieurement contre cette manie absurde qu’ont les grandes entreprises de situer leurs sièges dans des zones industrielles : la prise de note du plan dicté aurait pu remplir quelques feuillets, et sans aucune certitude sur le fait de savoir si c’était bien au 43ème rond-point qu’il convenait de tourner à gauche, ou au contraire au 44ème. Face à l’absurdité topographique, et eu égard à un trajet théorique de quarante minutes, il partit une bonne heure avant. Cela ne l’empêcha pas de se tromper de sortie d’autoroute, l’erreur persistant à raison du fait que suivaient cette fausse sortie également une quarantaine de ronds-points. L’itinéraire fut donc scrupuleusement appliqué, mais son point d’origine étant erroné, l’ensemble de l’intégrale tombait. Il arriva donc vingt bonnes minutes en retard, suant dans le seul costume qui lui avait porté chance : son vieux croisé à dominante bleue de plus en plus défraîchi, le même qu’il portait quelques années auparavant lors de son entrée dans le monde de la petite rejetonne de Dame E.
D’inquiétantes barrières s’opposaient à son entrée dans le vaste parking de l’établissement, et il constata qu’ici encore, il convenait d’être muni d’un badge magnétique d’identification. Bis repetita placent…
- Grésillements sur l’antenne -
Je ne sais comment exprimer mon étonnement devant la paranoïa sécuritaire des grandes entreprises. C’est même à croire que toutes produisent (ou trafiquent) de l’uranium tellement les vigiles ont l’air patibulaire et tellement les points de badgeage sont resserrés. Il est en revanche amusant de noter que ces systèmes tombent tellement souvent en panne (chaque fois qu’il pleut par exemple), que les salariés passent toujours à deux dans le sas, que les badges perdus ne sont pas nécessairement désactivés, rendant l’imposante machinerie dénuée de tout effet préventif. J’envisageais le concept de sécurité dans la P.M.E. comme une nécessité relevant de l’intuition, la grande terreur de la faute qui pourrait impliquer le dépôt de bilan. Pour la grande entreprise, la notion de sécurité est plus proche de celle de Sarkozy, korrig [2] autocrate et mégalomane qui me fait de plus en plus penser à Christian Clavier.
Ce sont les rites de la grande entreprise qui tendent à convaincre chacun des collaborateurs du caractère sacré de sa mission, tout en voulant le cantonner dans une aveugle fidélité. Ici encore, l’essentiel n’est pas tant que les procédés de contrôle et de surveillance, de sécurité, soient réellement efficaces, mais simplement qu’ils soient impressionnants, de la même manière qu’une cathédrale sera toujours plus majestueuse qu’un petit temple luthérien.
- Tous les regrets de la rédaction pour cet interlude lié à un mouvement de grève du personnel technique -
Une fois franchis les sas métalliques, il se rendit à l’accueil où siégeaient deux opératrices apparemment plus affairées à gérer le fil ininterrompu des appels téléphoniques qu’à se préoccuper de sa propre présence. De vingt minutes, le retard se porta rapidement à la demi-heure. Lui pour qui la ponctualité procédait d’une nécessité absolue, presque vitale, se voyait ainsi torturé par le sort et une dure Destinée.
De fait, une explication malencontreuse de l’itinéraire par une secrétaire simplette et la parfaite ignorance du moindre usage par les hôtesses d’accueil le mettaient d’un état physique proche de l’apoplexie. Le col de sa chemise le serrait jusqu’à l’étouffement, et la fièvre commençait de bourdonner dans son crâne meurtri qu’un flot de chaleur envahissait peu à peu. Enfin, alors qu’il tapotait nerveusement de ses doigts le comptoir, l’une des opératrices s’enquit des raisons de sa venue trublionne. Il hésita alors sur la réponse à fournir : fallait-il poser calmement « J’ai rendez-vous avec M. Pascal A. », ou bafouiller « J’avais rendez-vous avec M. Pascal A. », du fait de cet intempestif et impardonnable retard. Comme à l’accoutumée, il prit la tangente en même temps que la voie médiane, ce qui relève d’une souplesse d’esprit assez remarquable, et opta pour un sobre « Je suis ici pour rencontrer Pascal A. ».
L’opératrice composa ensuite un numéro de téléphone et prévint l’interlocuteur de l’arrivée de son rendez-vous. Il lui fut alors expliqué le chemin pour parvenir jusqu’au lieu de l’entretien d’embauche. Quelque peu échaudé par ses récentes expériences, il sollicita l’hôtesse sur le fait de bien vouloir réitérer ses propos en n’omettant aucun détail.
Celle-ci, au tempérament probablement obéré, roula des yeux ronds et s’acquitta de sa tâche, ne sachant à qui elle avait à faire (on ne sait jamais…).
- En haut des escaliers, le bureau juste à droite -
Rassuré par ces précisions et désormais certain de ne pas se perdre, il s’engagea dans l’escalier et songea à la réaction de la standardiste qui ne savait qui il était, comme tant d’autres sûrement.
Il se dit qu’autant dans les P.M.E. il était aisé de connaître tout le monde, personnellement et hiérarchiquement, autant cela était impossible dans la grande entreprise, où fourmillaient les costumes cravates, les paires de lunettes, les mocassins vernis et les airs affairés. L’uniformité qui se dégageait de l’ensemble n’aidait guère à savoir qui l’on croise ou à qui l’on parle. Le mauvais goût vestimentaire étant une règle universelle, il lui semblait illusoire de ne vouloir se fonder que sur l’élégance ou la qualité des tissus portés par son interlocuteurs. Aussi bien en effet, le Président suprême pourrait-il être vêtu d’un costume de moyenne gamme, le directeur opérationnel d’une odieuse cravate Kyabi, et qu’un simple stagiaire au contrôle de gestion porterait quant à lui un magnifique costume Hugo Boss, très stretch et tendance, ayant consommé six mois d’indemnités de stage. L’habit ne fait pas toujours le moine.
Néanmoins, il existait à son sens un détail fonctionnant presque toujours : si votre interlocuteur était un homme, grand (1,80 m et plus) et en costume, il existait de fortes probabilités pour qu’il fût cadre, le cas échéant de direction. En France, où la notion de cadre était solidement implantée du fait d’un amour continu pour les organigrammes pyramidaux plutôt que transversaux et écrasés, le cadre devait être grand. Une personne de petite taille ne devrait qu’à ses talents réels et à sa ruse l’accession à ce statut, lorsque ce dernier allait de soi pour les grandes tiges. Des études démontraient ce fait de manière indubitable (Nicolas Herpin, INSEE, 2001), de la même manière que les chances de rester célibataire étaient de très loin plus élevées pour les petits que pour les grands.
[1] J. Garello, op. cit., p. 12.
[2] « Petit nain » en breton. J’attire l’attention du lecteur de petite taille qui pourra s’indigner de l’utilisation facile et discriminatoire d’un critère de l’apparence physique, sur le fait que l’auteur lui-même est le contraire d’un géant !