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Hontes

Souffrances, amour, désespoir, moquerie, musique et philosophie... La vie, quoi !

L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.61)

Publié le 13 Novembre 2009 par Luc in L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

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  Il s’agissait manifestement, enfin, d’une très grande entreprise, puisque de nombreux entretiens d’embauche avaient été prévus téléphoniquement avec l’interlocutrice du moins en moins jeune catéchiste, dont le cuir se tannait à mesure que fleurissaient en lui les racines putrides de l’expérience. La période d’inactivité qu’il avait du subir lui pesait encore, physiquement et surtout moralement : la confiance, chèrement acquise dans les incessants combats menés quotidiennement contre le doute ravageur, s’était subitement évaporée lors de son exclusion du groupe. Il se sentait dans la peau d’un Monseigneur Gaillot, en charge d’un évêché qui n’existe pas [1] et ne saurait exister dans le siècle. Dès lors, comment allait-il pouvoir affronter tous ces entretiens démuni du fondement même de l’Eglentreprise : l’estime de soi, fût-elle injustifiée ?

  Il se rappela soudain qu’il avait appris à mentir avec le temps, que sa candeur juvénile, son enthousiasme puéril s’étaient éteints sous les coups de femme de joie assénés par ses congénères. Lorsque la misanthropie menace, il n’est rien d’autre à faire que de lui céder : faute de confiance, il lui suffirait de s’en parer de tous les attributs, dans cette froideur mécanique et pleine de morgue que la timidité lui avait conféré. Il serait jésuite, technocrate, efficace et profitable. Il serait l’image du serviteur aveugle du Dieu Marché, de la fidélité à une croyance, au principe divin de l’entreprise. De toute façon, il n’avait pas le choix : laborare aut occidere, la règle inverse aux idées de Cicéron pour celui qui se soumet à l’entreprise.

 

  Pourtant… Ses sympathies allaient plutôt désormais aux Grecs, aux Egyptiens, aux Thraces, aux Lydiens même : le travail avilit l’homme [2], songeait-il en se remémorant l’absence totale de réflexion, de méditation ou d’élévation de la pensée durant son labeur d’exécution marseillais. De la même manière, le chômage, dans tout ce qu’il peut avoir d’angoissant, de sclérosant, s’avère foncièrement antithétique d’une paresse conçue et représentée comme devant faciliter le vrai enrichissement d’une vie :

 

- Ô Paresse, prends pitié de notre longue misère !

Ô Paresse, mère des arts et des nobles vertus,

sois le baume des angoisses humaines ! [3] -

 

  Toutes ses recherches sur la théologie du travail, celui-ci y étant conçu comme un facteur d’humanisation, l’avaient convaincu de l’absurdité de cette théorie.

  Au sens du catholicisme réactualisé, cette conception trouvait sa synthèse dans l’encyclique « Laborem Exercens » (1981), par laquelle Jean-Paul II proclama sans sourciller (la maladie de Parkinson ne l’avait pas encore atteint) que « par le travail, l’homme ne transforme pas seulement la nature mais se transforme lui-même, et devient plus homme ».

  En effet, l’homme par son travail imite Dieu (le jeune homme en était arrivé à douter fort de ses capacités d’imitateur dans ce cas, se glorifiant ironiquement de bâtir en six jours quelque chose de bien plus rigoureux que cette satanée planète.

  L’utopie de la paresse devrait patienter davantage. Des contingences plus matérielles que la nourriture de l’esprit venaient en effet réclamer leur dû avec l’insistance morbide d’un huissier de justice.

  Sa période de chômage avait eu des conséquences aussi diverses qu’un tri implacable des relations amicales, un couple en déliquescence et des ressources ayant fondu comme neige au soleil (mais il se trouverait encore et toujours quelque esprit pour affirmer avec (péro)raison que tous les chômeurs sont d’irrécupérables fainéants, ainsi que le déclamait l’illuminé prédicateur apostolique Seillière avec la fougue infatigable d’un Caton l’Ancien).

 

- Czego chce gotówka, tego i Bóg chce [4]... -

 

… souffla en polonais le jeune homme. Son chômage et ses interrogations sur la foi dans le secteur professionnel avait été pour lui l’occasion d’une brève analyse de la philosophie de la liberté en matière économique, développée par l’ancien Saint-Père si soucieux d’un soc social stable (Centesimus Annus, n° 48) mais libéral.

  Jean-Paul II reconnaissait liminairement que l’individualisme forcené était la négation même de l’idée de nature humaine (Veritatis Splendor, n° 32) et que « les interdits jalonnent le chemin de la liberté (…) [et] indiquent clairement aux hommes ce qui constitue une erreur, ce qui les écarte de la vérité et de l’amour de Dieu » [5]. Avec de telles considérations, on pouvait douter du soutien apporté par Jean-Paul II au système libéral. Il se serait alors rapproché de Léon XIII et sa fameuse encyclique Rerum Novarum (laquelle dénonçait le scandale de la condition ouvrière dans la société industrielle naissante). Pour le scoliaste, il ne fallait pas s’y tromper : il s’accordait entièrement avec J. Garello et contre G. Gronbacher [6] sur le fait que le personnalisme du précédent Pape ne pouvait être rapproché de celui de Mounier ou du pauvre Père. Dans ce contexte, la liberté était pour le Saint-Père une foncière auto-détermination, touchant à l’Etre. Comment dès lors concilier un refus tout théorique de l’individualisme, la saine présence d’interdits (qu’ils ressortissent d’ailleurs du religieux, de la morale, de l’éthique ou de l’ordre public), et cette auto-détermination absolue, libre et ontologique ? Un mystère de la Religion probablement…

  Mais ce n’était pas tout : si la prétendue libre auto-détermination était le terreau de toutes les théories entreprenariales et donc du libéralisme, Karol Wojtyła alla plus loin par son encyclique Centesimus Annus, dans laquelle il reprit clairement les idées de Von Hayek, Kirzner et Mises : « la liberté est au cœur de l’économie » [7]. Et plus encore, il procédait du postulat purement libéral selon lequel l’initiative économique (« la capacité d’initiative et d’entreprise », Centesimus Annus, n° 32) au sein du marché assurait nécessairement le bonheur collectif : « Chacun a le droit d’initiative économique, chacun usera de ses talents pour contribuer à une abondance profitable à tous, et pour recueillir les justes fruits de ses efforts » (Centesimus Annus, n° 32/34), ou encore « L’homme travaille pour subvenir aux besoins de sa famille, de la communauté à laquelle il appartient, de la nation et, en définitive, de l’humanité entière ». (Laborem Exercens, nn. 7 & 10 notamment). La dialectique purement formelle développée dans le point n° 42 de Centesimus Annus (distinction entre le bon capitalisme, encadré dans un système juridique ferme (ibid. n° 48, préc.), et le mauvais) n’avait guère convaincu le jeune homme : en effet, la formule « L'Église reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement de l'entreprise » (Centesimus Annus, n° 35) était on ne peut plus claire. En l’occurrence, relevait bien peu de la charité chrétienne et du principe de solidarité (confiés très ironiquement à… l’Etat dans Quadragesimo Anno (Pie XI), n° 88 et Populorum Progressio, n° 33  ! Pas à l’entreprise…) le fait de douloureusement constater que celui qui était sans talent se trouvait nécessairement privé du droit d’initiative économique par les règles du marché, et ne pouvait donc contribuer au « bien commun » : il était donc exclus, frappé de néant, et ne récolterait aucun fruit de la communauté. L’hypocrisie atteignait son comble, pensait-il, quand il releva que « tout en travaillant avec d'autres et sous la direction d'autres personnes, ils [les travailleurs] puissent en un sens travailler "à leur compte" » (Laborem Exercens, n° 15). Jolie conception pour une religion qui se voulait universaliste, humaniste et charitable. Comme disait en substance le Grand Vizir Iznogoud (membre éminent du conclave et probablement apparenté aux Médicis), « on devrait interdire la mendicité, elle incite à la charité ».

 



[1] Il s’agit du diocèse fictif de Partenia, né ex nihilo un mois de janvier 1995 sous les sables du désert d’Algérie, et dont notre saint Père fit la destination de l’évêque contestataire dans sa manière de vivre l’Evangile.

[2] V. notamment Platon in « La République », Livre V et « Les lois », III, ainsi que Xénophon in « Economique », IV et VI.

[3] Paul Laffargue, in « Le Droit à la Paresse », 1880. Quelques années auparavant, et l’influence du Second Empire ne paraît pas n’y être pour rien, on avait pourtant assisté à des phénomènes de « lutte contre la paresse » et de « retour de la morale dans l’usine », dans la conception toute paternaliste de l’hilarant F. Le Play (inspecteur général des mines et sénateur) pour qui le patron français était « un chef sévère mais juste, voulant le bien de son personnel ». J’en garde encore aujourd’hui un sourire béat, de celui qui illumine mon visage lorsque viennent à être rediffusés sur les ondes des sketches de Fernand Raynaud, Pierre Dac ou Charles de Gaulle, toutes ces vieilles choses désuètes qui conservent notre sympathie…

[4] « Ce qu’argent veut, Dieu le veut », probablement ce que disent les compatriotes de feu Karol Wojtyła depuis que le capitalisme et le pro-américanisme ont fait leur irruption dans ce beau pays.

[5] J. Garello, in « La Philosophie de la liberté chez Karol Wojtyła », revue « Liberale », supplemento n° 9, déc. 2001.

[6] In « Beyond Self-Interest. A personalist approach to human action », Center for economic personalism, Grand rapids, 2000, pp.64-65.

[7] J. Garello, op. cit., p. 10.

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