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Hontes

Souffrances, amour, désespoir, moquerie, musique et philosophie... La vie, quoi !

L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.33)

Publié le 2 Octobre 2009 par Luc in L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

  Quoiqu’en pensât le dévoué Frère, le CACOU se sentait bien sur la sellette, son orgueil l’empêchant de prendre les devants en tentant d’instaurer un véritable contact avec son équipe. L’inutilité objective de ses compétences dans une organisation rétrograde n’accordant au droit que celui de s’intercaler dans les espaces laissés disponibles par les nécessités opérationnelles, commençait de le troubler. Ses nuits s’en ressentaient et les rêves absurdes se faisaient plus étreignants.

 

  On m'a récemment proposé un poste à responsabilités, que j'ai accepté(es). Je me rends donc sur les lieux et rencontre la directrice de l'agence, une jolie femme âgée d'environ une trentaine d'années. Ses yeux bleus et sa chevelure blonde attachée sur le sommet du crâne me rappellent une serveuse de restaurant que j'avais vue la veille, mais il semble impossible qu'il s'agisse d'elle.

  Au cours de son monologue, elle paraît induire qu'elle n'a absolument besoin de personne pour gérer l'effectif, dans la mesure où elle s'avère être seule en poste à l'agence. Frappé par la justesse de l'argument et quelque peu décontenancé, je me détache du fait et observe la pièce.

  Elle est spacieuse et très claire. Une table ressemblant à celle d'un banquet, recouverte d'une grande nappe blanche, est accolée à l'un des murs perpendiculaires à la baie vitrée qui baigne l'espace de lumière. Des verres y trônent... R. est également là, ce qui ne laisse de m'étonner. Est-il garçon ? Je le vois servir quelques pastis, et vais naturellement le saluer en même temps que pour en quémander un. Il sourit et la frénésie le prend : il continue de servir le breuvage anisé, mais cette fois dans de grands verres à pied, et jusqu'à ras le bord, sans la moindre place pour la plus petite goutte d'eau. Je tente de le faire cesser, lui à qui ce gâchis ressemble tellement peu, mais il se débat et le précieux liquide se répand sur le sol... Qu'il continue donc de servir et que la directrice de la trentaine continue son monologue sur mon inutilité, j'ai bien mal à la tête. Je tombe à genoux au milieu d'une pièce blanche, et baisse la tête...

 

  L’orgueil restait pourtant son soutien, son tuteur, son moteur éternel, sa qualité et son péché. Il l’éloignait de la raison, dont les conclusions eussent naturellement du le pousser à négocier son départ, celui-ci étant à l’évidence inexorable. Mais non, il entra tête baissée dans le faire, son investissement personnel fut décuplé. Il ravala sa fierté et sollicita le soutien des deux sœurs amusées par leur maîtrise complète, désormais, de la situation. Le claquement sec des touches de son clavier formait un roulé de caisse claire. En un mois, il pouvait donner une consultation téléphonique tout en saisissant la paye, mais celle-ci lui devenait de plus en plus insupportable :

 

  La paye, les salaires, les charges, résoudre les problèmes de paye, les artistes jouant dans les églises voulaient une avance, des malades, des compléments de salaires, des avis à tiers détenteurs, des saisies-arrêts, absences rémunérées ou non, mises à pied disciplinaires, congés payés ou familiaux, la paye, les bulletins de paye, la paye et ses bulletins ! PARTIR !

  Le voyage et l’argent deviennent la polarité unique de mes rêves, dans lesquels, au sein d’une lourdeur incroyable, d’immenses bulletins de paie s’étirent devant moi. C’est l’occasion de me faire expliquer le voyage, auquel je ne pourrai probablement pas me livrer, moi qui ne connaissais que l’argent.

  L’homme qui va tenter de me faire choisir le voyage au dos des bulletins de paie ressemble à… La pièce est orangée, comporte des lignes courbes cycloïdes de différentes couleurs. L’effet est pour le moins kitsch… Là une rosace bleue et violette sur un fond orange ; là-bas des sortes de vagues stylisées d’un mélange bleu-vert sur un fond identique… et cet homme en costume gris avec de petites lunettes cerclées d’argent qui s’obstine à vouloir m’exposer le voyage au dos des bulletins de paie géants et déformés, très seyants d’ailleurs dans le contexte du décor.

  Je tenterais bien de me débattre, mais je reste cloué sur ma chaise, seul élément moderne de l’ensemble (métal chromé, cuir noir), détonnant par sa seule présence ici. Je tourne et retourne mon arrière-train sur la surface crissante et attends désespérément que l’homme commence ses arguments fallacieux en ce sens qu’il essaie de vendre quelque chose. Rien ne vient et d’autres personnes passent en s’effaçant progressivement…

  Ma mémoire peut donc vaincre le commerce.

 

  Le travail de deuil du jeune homme avait ainsi bien débuté, et les effets ne tardèrent pas à se faire sentir. De fait, Sœur Hippopotame constata rapidement les progrès de son chef haï et méprisé à la fois, ce qui l’inquiéta : qui sait si le CACOU n’allait pas in extremis rentrer dans les bonnes grâces du Père Régional, et ainsi mettre à bas sa logique d’épuration ? La sœur pouvait compter dans la préparation de son infâme trame sur l’appui inconditionnel de la Mère DRH, quant à elle directement soumise au Légat des Gaules que n’aurait jamais l’honneur de rencontrer le jeune canoniste.

  Il s’était quelques fois trouvé en relations fonctionnelles avec cette femme, sur des chantiers aussi divers que l’impact de nouvelles classifications ecclésiastiques, entraînant des changements de traitements, tant dans leurs montants que dans leur structure. Le nouvel accord conclu entre les différentes franges de l’Eglise et le Légat comportait naturellement des minima salariaux, mais également l’introduction d’une prime annuelle de saints sacrements égale au douzième du traitement de base. A l’instar de sa petite sœur P.M.E., la grande Eglentreprise est obnubilée par ses coûts de fonctionnements, ses frais généraux, et naturellement ses frais de personnel, lesquels demeurent le levier le plus pratique pour influer sur une rentabilité à court terme. Les organes dirigeants conçurent donc un plan diabolique : plutôt que d’augmenter la rémunération annuelle de l’ensemble des personnels concernés de 8,33 %, par ajout arithmétique de la nouvelle prime, ces organes décidèrent de modifier la structure des rémunérations au moins égales au nouveau minimum conventionnel attaché à la fonction plus 8,33 %, en réduisant le traitement de base et en introduisant sur les bulletins de paie la fameuse prime annuelle de saints sacrements, lissée sur douze mois. La manœuvre avait pour but d’éviter toute augmentation de la masse salariale, mais comportait également des conséquences secondaires contribuant aussi à ce sain(t) objectif. Une prime annuelle qui n’est pas liée à la fourniture d’un travail effectif n’entre pas dans l’assiette de l’indemnité de congés payés… Les salariés partant en congés percevraient donc une indemnité inférieure à celle dont ils bénéficiaient antérieurement, en sus du fait que leur taux horaire se verrait diminué, et ce de manière a priori totalement invisible, puisqu’un mois normalement travaillé occasionnerait un salaire parfaitement identique à celui qu’il était avant la manipulation. Notre scoliaste se scandalisa intérieurement d’un tel procédé, tout en en reconnaissant toute la ruse. Ce fut la première occasion d’un travail commun entre la DRH suçotant des bonbons à la menthe et lui. Objectant juridiquement de manière étayée audit procédé, dans la mesure où celui-ci constituait indubitablement une modification du contrat de travail des salariés concernés, le jeune homme se vit froidement opposer par sa supérieure fonctionnelle que compte tenu de sa fonction et de sa récente arrivée, il n’avait aucune idée des enjeux stratégiques de productivité et de rentabilité ayant rendu nécessaire cette bien innocente mesure. Durant tout le travail consistant à l’élaboration de la nouvelle structure de paie, elle l’observa d’un œil mauvais. Soit qu’elle pensa qu’il ne concourait pas à l’esprit de l’Eglentreprise en s’opposant à des directives nationales dont elle-même avait participé à la conception, soit qu’elle éprouva quelque crainte quant aux compétences juridiques de ce désormais piétineur de plates-bandes, elle lui témoigna rapidement d’une hostilité certaine. Si cette dernière s’avéra toutefois moins marquée en actes cependant que celle de Sœur Hippopotame, il semblait évident qu’elle devait oralement faire part de ses doutes sur le catéchiste au Père Régional. La liaison constante entre les deux femmes eut des conséquences immédiates pour la situation du jeune homme, dont la place forte était à la fois minée de l’intérieur par le génie (quel mot merveilleusement inadapté s’agissant de son adjointe) et copieusement bombardée par l’aviation des hautes sphères.

  Le règne des peaux de bananes fut fêté en grande pompe, la sœur refusant désormais tout contact verbal avec son supérieur, lorsque ce dernier s’était entendu dire à confesse par le Père Régional qu’il devait, confronté à une évidente difficulté de communication avec ses collaboratrices, reformer le lien, les inviter à déjeuner !

 

  « Les inviter à déjeuner – songeait-il, amer – Comment pourrais-je bien manger en face d’elles, l’air joyeux et détendu sans être ridicule lorsque cette damnée Sœur Hippopotame jette désormais négligemment sur le bureau les papiers que je dois signer, et moi, englué dans le terrible mariage de ma haine et de mon besoin vital de cette collaboratrice, seule capable de résoudre les problèmes techniques liés à ce logiciel de paie sans âge… »

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