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Hontes

Souffrances, amour, désespoir, moquerie, musique et philosophie... La vie, quoi !

L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.34)

Publié le 9 Octobre 2009 par Luc in L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

  Alors il ne réagissait pas, en se contentant d’arborer une mine affligée et fataliste. La très discrète Sœur Baudet lui témoigna en revanche une certaine compassion, probablement prise de pitié devant la très inconfortable agonie de son chef. Mourant mais pas complètement aveugle, il savait fort bien qu’à choisir entre Sœur Hippopotame et lui, Sœur Baudet n’hésiterait pas un instant, la précarité des deux situations respectives ne prêtant guère à interprétation.

  Les mois passèrent ainsi, entre vexations non sanctionnables car relevant de l’usage, et cours théoriques du Père Régional sur le management d’une équipe… Les demandes d’entretiens auprès du PR se répétaient à intervalles réguliers de la part de sœur Hippopotame, et donnaient donc l’occasion à ce dernier d’un cours de management de proximité. Le catéchiste, un jour de folie, se décida à parler à cœur ouvert avec le PR.

 

-         Je suis face à une impasse relationnelle. Je souhaite me débarrasser par quelque moyen que ce soit de mon adjointe. C’est elle ou moi.

-         Sed ira fuvor brevis est, jeune homme ! Vous ne pouvez ni ne devez vous emporter ainsi : il vous incombe sans le moindre doute d’assumer la gestion de vos collaboratrices. Ce point managérial est essentiel, dans la mesure où il fait partie intégrante de la définition de votre poste, indépendamment de la satisfaction que j’éprouve relativement à l’exécution de vos missions d’expertise tant qu’à vos progrès sur la maîtrise de la paye…

-         Mais enfin, mon Père, croyez-vous que je l’ignore ? Je me permets néanmoins et respectueusement d’attirer votre attention sur le refus de toute communication de Sœur Hippopotame envers moi, ainsi que sur la rétention d’informations à laquelle je me heurte de son fait. Je souhaite donc que vous initiiez une procédure disciplinaire à son encontre de ce chef.

-         Là ! Vous voyez ? Vous vous déclarâtes outré par le comportement de votre collaboratrice lorsque celle-ci sollicita une audience avec moi, et vous adoptez aujourd’hui un comportement similaire !

 

  … et le Père repartait sur ses principes managériaux, parfaitement inapplicables en pratique, semblait-il au jeune homme, dont l’estomac se dévorait lui-même peu à peu, dont le couple s’aventurait à péricliter, dont les nuits s’agitaient de plus en plus et dont le supplice était de devoir affronter encore et toujours le regard sévère du Père Régional. Celui-ci, tellement convaincu de la vertu de sa théorie du management, ne la mettait pas en pratique : il n’intervint jamais matériellement pour percer l’abcès, et ainsi faciliter la communication. Sa présence devenait insupportable au jeune casuiste.

 

  Je voguais donc dans la mer d’huile de la tranquillité d’une fin de nuit. Celle-ci se situait curieusement en fin d’après-midi, durant lequel je travaillais comme à l’accoutumée. Cependant, l’apanage de la nuit est une douce solitude, celle-là même que je recherchais plus haut. Soudain, je le vis arriver, l'être honni et souriant. Je crois tout d’abord à une hallucination, puisqu’il devait vaquer à ses occupations distantement de plusieurs centaines de kilomètres… J’exècre cet homme, qui pense que tout peut s’arranger par la discussion, que la concession est reine dans l’art de la manipulation psychologique. Malgré son âge mûr, il ne jure que par anglicismes barbares et modernistes, se complait dans l’absolue nécessité de la communication et il pleure (de joie) comme je pisse sur les plaquettes des organismes privés et communicants de formation professionnelle, par subtils jeux de flèches et d’ensembles sophistiqués à double sens, et la boucle est bouclée… Il est là, désormais. Lorsque j’insinuai qu’il eut dû être ailleurs, il pouffa et répondit :

 

- Ah !? Non, je suis là, et je resterai ! -

 

  Il ne me fera pas ça, il ne fera pas ça ! Adieu, harmonie ! La perversité fourbe et torve, l’œil de la modernité conservatrice se pose sur moi. Dès lors la nuit se situe bien, en temps et lieu, en fin d’après-midi, par sa faute. De surcroît, je déteste prendre mon petit-déjeuner en début de soirée.

 

  L’été fila, submergé de travail et de bulletins de paie en raison de la saison chaude qu’avait augurée le Père Régional, décidément infaillible dans ses prévisions. Les relations humaines ne s’amélioraient pas, mais a minima, le CACOU maîtrisait la paie en presque tous ses paramètres, sans que l’opinion tranchée de son bras droit, quand il eût souhaité le trancher, eût changé d’un iota, sans que le respect eût commencé de nourrir leurs relations dénuées de toute trace de management, sans que les peaux de bananes eurent été remisées dans un régime plus pacifique.

  Nous approchions de l’expiration des six mois d’essai. Alors un matin subséquent à une enfilade de rêves érotiques, la prescience de ce qu’il allait advenir, une froide divination, la prédiction d’un oracle joueur.

 

  J’aurais donc pu me sentir bien, ne fût-ce que par le souvenir, mais cela n’a pas été le cas. Ma personne faisait l’objet d’un jeu absurde et futile, celui de la compétence. Qu’est-ce que cette dernière ? Je l’ignore à la perfection.

  Je sais bien qu’à la question « la compétence n’est-elle pas toujours celle d’une personne ? », il convient de répondre non, bien sûr. Je suis d’accord au moins partiellement ici avec le jugement de C.H. Ambherdt [1] en matière de compétences collectives : « il ne suffit pas de dénicher et de fidéliser les bons collaborateurs, il faut aussi savoir créer les synergies qui permettent à l’entreprise de se positionner comme acteur économique cohérent sans que Machin et Truc tirent à hue et à dia ». Le Père Régional, si malin fût-il, ne l’avait pas deviné…

  Toujours est-il que ce simple concept de compétence paraissait revêtir une grande importance aux yeux de certaines. Pourtant, à bien y réfléchir, la compétence est une vue de l’esprit, la manière de faire quelque chose de la façon dont, de tout temps, il faut le faire. Or je ne m’illustre pas particulièrement par une façon commune.

  Je ne suis donc pas compétent ou encore habile. Une seule gêne cependant, malgré la démonstration tant logique qu’élégante de mon incompétence : les personnes dont provient le jugement en cause.

  En étant sentimental, je dirais que leur bêtise n’a d’égal que leur méchanceté. Par conséquent, leur jugement ne saurait ne pas être altéré, à l’instar du mien, tout comme leur morne étendue.

  Comment se pouvait-il donc que la vérité éventuelle d’un discernement émanât d’esprits eux-mêmes dépourvus du premier ?

  Finalement, si la question de ma compétence, de mon habileté, n’est pas encore résolue (le sera-t-elle jamais ?), je dois conclure dès aujourd’hui que ceux qui en arguent ne doivent compter que sur le hasard pour ce qui concerne la vérité ou non de leur assertion. Je ne saurais pour ma part éprouver quelconque respect pour un jugement fondé sur le hasard. Je méprise donc leur… opinion.

  La recherche hégélienne de la vérité dans le management se heurte à l’indescriptible chaos de la bêtise et des préjugés du pecus.

  Courons-y donc… puisque semble-t-il, il le faudrait.



[1] Directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur l’éducation et la vie au travail de l’Université de Sherbrooke, Canada. A cet égard, est instructive la lecture de l’ouvrage « Compétences collectives dans les organisations » (sous la direction de C.H. Ambherdt, F. Dupuich-Rabasse, Y. Emeery et D. Glauque, Les Presses de l’Université de Laval, 2001).

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