La journée avait plutôt bien commencé, dans un bain à bouillons, un sourire
éclatant, la transparence érotique de l’eau sur l’intimité parfaite, que je caressai dans la déformation des remous, mais tout cela devait cesser…
Les budgets de la Défense nationale doivent être réduits. Tous les
spécialistes et parlementaires présents à la réunion plénière attendent avec une impatience mâtinée de crainte la teneur des décisions du gouvernement, dont le porte-parole, un feuillet simple à
la main, arrive au pupitre.
D’une voix posée mais forte pour s’imposer au brouhaha de l’assemblée, il
dit :
- Vous connaissez tous l’état de nos finances. C’est pourquoi nous avons décidé, en application de l’article 4 de notre Déclaration constitutionnelle,
que nos armées ne seront dès demain plus composées que des cinq cavaliers de défense prévus par les textes.
Le tollé est énorme, les protestations fusent de toutes parts, dans une opposition générale
à la mesure de l’anéantissement de toute défense militaire.
A quoi ressemblent ces cinq cavaliers ?
M’y voici. Sur une vaste étendue désertique de terre brune, devant un soleil couchant ou un
incendie d’apocalypse, la nouvelle force est là : un arbre métallique peu élevé mais aux cinq frondaisons circulaires en plateformes nettement perceptibles, très éloignées du tronc auquel
elles ne sont reliées que par une branche unique d’acier. Sur chacune d’entre elles, une quinzaine de maoris en uniforme américain, classe 1944, procèdent à un haka rituel mais silencieux. Sur
l’aire centrale de l’arbre, quelques mélanésiens retenant leur souffle, joues et torses gonflés de manière ridicule, s’échinent à reproduire la scène du drapeau d’Iwo-Jima, sans succès
semble-t-il. Un guerrier s’empare du drapeau enroulé autour de son axe, avec une puissance bien réelle, mais se heurte à la difficulté de dénouer les nœuds enserrant l’oriflamme. Les gros doigts
sans précision de sa main gauche ne parviennent pas à saisir les fins fils de coton, tandis que sa main droite soutenant seule le poids commence à trembler, faiblir… Le mât s’incline peu à peu,
tandis qu’un autre maori retient toujours sa respiration en sautillant sur place, les joues comme deux ballons. Ca y est, le mât touche une poutre de bois bleue, la démonstration est une
catastrophe.
Très vite, sur ce grand chalutier de haute mer, je réalise que la poutre est vermoulue, et
en fais part à l’équipage, alarmé par le danger de ce nouvel étendard pesant sur le désormais précaire édifice. Le capitaine intervient en personne et paraît peu satisfait de mon insinuation.
« Vermoulu, mon bateau !? », fait-il en colère. Il décide de me prouver le contraire, et me demande de m’asseoir en m’accrochant au
bastingage bâbord avant. Il retourne à la cabine de pilotage et mets les machines en avant toute en calant la barre à tribord toute. L’accélération est insoupçonnée et la force centrifuge me
cloue contre le bastingage de bois surmonté d’un garde-fou métallique. Je sens le bois ployer sous mon poids. Je vais me retrouver à la bâille, mais le bateau ralentit et en voulant me lever, le
bastingage se soulève et me reste entre les mains. Je le replace discrètement, habile dans ce jeu de reconstruction. Ce navire est pourri jusqu’à la moelle.
Je décide de le quitter en passant par la poupe. Le pont arrière est empli d’eau et l’on y
circule qu’en marchant difficilement sur trois flotteurs de vieilles Moana grossièrement reliés par des sangles noires. L’équilibre est précaire et c’est soulagé que je rejoins la terre ferme,
femme et enfant.
Nous
devons assister dans l’amphithéâtre Portalis à une rétrospective sur les Beatles. Sur les longs
pupitres semi-circulaires du lieu sont disposées des nappes et des couverts argentés, des verres de cristal et des serviettes saumon. Il n’entre nullement dans nos intentions de manger, aussi
nous mettons-nous en devoir de trouver des places de bar simple. Ci-fait, Hervé est là, qui a réservé quelques places idoines sur un côté de l’amphithéâtre, nous permettant de surcroît de nous
échapper discrètement par les coursives en cas d’ennui trop prononcé. L’allure de l’animateur silencieux ne prête guère au doute : la conférence sera d’un ennui mortel, ainsi qu’en atteste
son long visage maigre, sa chevelure épaisse, bouclée et désordonnée, sa cravate rose de George Harrison des eighties.
Je me glisse en dehors de l’endroit, en rampant à moitié et me retrouve dans une petite
allée couverte, par où la lumière ne pénètre que par la gauche, en passant sous des arcades de pierre beige, formant une ambiance orientale assez surprenante au sortir du majestueux amphithéâtre
de bois.
Femme et enfant sont sortis par une autre issue, et je les ai perdus de vue. Marchant
paisiblement dans l’activité profuse d’un souk sans boutiques, agréablement ombré quand le soleil derrière les arcades paraît impitoyable, j’entre dans une chambre de pierre, basse de plafond, où
se trouve une certaine Sandrine, que je ne connais pas, dont le visage ne ressemble à aucun de celui des Sandrine que j’ai pu connaître auparavant. Ses bras entourent mon cou et nous sommes nus,
nous asseyons face à face en tailleur, puis nous allongeons en sens contraire. Au loin de mes jambes à la longueur disproportionnée, en haut de ses jambes à la longueur disproportionnée, je vois
l’origine lisse de son monde, surmontée d’une végétation rase, une petite colline ourlée , un vallon, puis deux collines plus prononcées, avant son menton qui s’agite. Elle me parle donc et je
n’entends pas, ni sa douceur, ni d’éventuels mots d’amour. Je ne reçois pas qu’elle me dit qu’elle attendait cela depuis si longtemps, sans que je puisse saisir s’il s’agissait de moi ou d’une
tendresse passagère. Je préfère m’endormir dans la lumière brune qui joue avec la poussière entre deux sourires d’un bonheur fugace.
Je me réveille rapidement, seul, et me remets en recherche, dans les mêmes ruelles
couvertes. Soudain, je constate sur le sol de terre battue la présence du sac de ma femme, béant. Une petite boîte métallique ouverte attire mon attention, dans laquelle je vois deux ou trois
boulettes de résine de cannabis. Avouer ma surprise serait peu dire, et j’en reste là, à mes aporétiques constats, quand une porte dérobée s’ouvre sur ma droite et apparaît le visage de mon
épouse aimée, fatigué, cerné, les yeux entourés de khôl. Elle m’explique avec désinvolture amoureuse qu’elle était avec des copines, qu’elles ont bien fait la fête et qu’il n’y avait pas lieu de
s’inquiéter.
Me voici rassuré, tandis qu’un brasier enflamme le ciel derrière les arcades.