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Hontes

Souffrances, amour, désespoir, moquerie, musique et philosophie... La vie, quoi !

R127 Au coeur de la rivière

Publié le 11 Juin 2013 par Luc in Ecrivain raté (du 4-1 au 27-8-13)

 

Nous allons avec notre clan d’amis faire la descente d’une rivière encaissée et néanmoins baignée de soleil. L’humeur est joyeuse, ce qui ne laisse de m’étonner de ma part s’agissant de ce type d’activité. L’eau s’avère remplie de baigneur, mais je me jette néanmoins sur un matelas pneumatique bleu ciel et blanc en me propulsant de l’étroite plage. Si le courant paraît puissant, l’onde claire est peu profonde ; je peux voir les cailloux rouler dans le lit de la rivière. Je les vois de plus en plus nettement. Je roule sur les galets et les graviers qui ne sont plus séparés de moi que par un filet d’eau à l’épaisseur négligeable. Ma nef finit par cesser sa course et j’en descends à pied presque sec, dépité.

 

Je me saisis du matelas que je me mets sous le bras et continue en marchant la descente de la rivière, constatant que mes amis en font de même. Le lit se comporte de manière étrange ; alors que des baigneurs paraissent profiter d’un peu d’eau sur la rive gauche, nous sommes quant à nous situés plus près de la rive droite. Sous nos pieds se déroule un étrange enchevêtrement d’algues, de sédiments, de tronçons de bois dont la confusion à vue de nez devient une véritable construction pour peu qu’on lève les yeux vers l’aval. Les masses noyées de la rivière, une fois mises à sec, sont devenues une vraie passerelle, d’une architecture comparable à celle de la muraille de Chine mais dont le matériau s’avère plus végétal que minéral. La marche sur le lit de plantes décomposées et d’algues inodores est douce pour peu que l’on évite les bouts de bois saillants et les cailloux qui reflètent les rayons de soleil.

 

Ce n’est toutefois pas la descente de la rivière que j’avais imaginée, qui prend bientôt fin. Je fais partie des derniers à sortir du lit, et le temps de passer un vêtement, je dois activer ma marche pour rattraper le groupe qui s’engouffre déjà dans une construction blanche et basse. C’est une cafétéria, manifestement, puisque je vois Olivier et Karine se servir au buffet, et Anne déjà attablée avec son plateau. Elle n’a toutefois pas commencé à manger – question d’éducation. Atterré par la journée et par le cadre sinistre et tellement peu gastronomique de notre déjeuner, je commence à gesticuler et à gueuler comme un putois, à la cantonade :

 

- Alors ça, c’est de la concertation, vraiment ! Putain, ça me tue, ça ! -

 

Je continue à faire le pantin en me désolant de mon ridicule lorsque personne ne fait plus attention à mes protestations tellement habituelles, et pense soudain à aller me laver les mains avant de déjeuner – question d’éducation. Une serveuse de la cafétéria m’indique une porte attenante à la queue courant derrière le buffet. Je m’y engouffre et tombe dans une pièce sans meuble, au parquet soigneusement ciré et illuminé de trois hautes fenêtres aux rideaux grand-mère finement brodés. Au beau milieu de la pièce, le parquet se dérobe par un étroit escalier de bois muré de blanc au bout duquel je décèle une méchante et basse porte de contreplaqué grisâtre. Les toilettes, à n’en pas douter. Cela dit, l’entrée de l’escalier s’avère encombrée d’une multitude jouets d’enfants, la plupart grossièrement empilés dans des caisses ou de grands sacs de toile plastifiée. Une vieille dame ne me sourit pas, que je n’avais pas remarquée jusqu’alors, assise sur le parquet et les jambes pendantes dans le trou de l’escalier.

 

Sans un mot, je ressens son désarroi de me voir ainsi offusqué de ne pouvoir accéder aux toilettes. Elle se relève difficilement et commence à vouloir dégager le passage. Sa faible matière a bien du mal à mouvoir les sacs débordant de jouets. Je me propose de l’aider, dans un geste de du seul bras, mes pieds demeurant immobiles. Elle réussit à déporter un gros sac. Son visage se défraîchit, ses cernes deviennent rougeâtres sous ses yeux bleus fatigués. Je l’entends murmurer « Mon cœur… », et je poursuis sa phrase silencieusement « … est fragile ». Elle s’est rassise et je me propose à nouveau de l’aider à ranger ce bordel, sans même plus esquisser le moindre mouvement en sa direction. Elle tente de faire glisser son postérieur sur le parquet luisant tandis que des senteurs de cire d’abeille et de térébenthine viennent chatouiller mon odorat. Elle pose la main sur une caisse de bois remplie de jouets, et me regarde encore, les joues pâles, les peauciers affaissés. Je lui réitère mon offre d’aide, sans bouger d’un pouce. Elle me supplie muettement en invoquant d’une voix blanche à peine perceptible son « cœur », que je sais « fragile ». Je recommence ma psalmodie charitable, sans aucun moindre commencement d’exécution. Elle s’accoude doucement sur le parquet. Je l’assomme de l’assurance de mon aide, d’un ton gentil et compréhensif, parfaitement immobile. Elle s’allonge dans un choc sourd. « Je vais vous aider, Madame, rassurez-vous, il faut vous ménager. Allons ! Je vais bien m’occuper de tout ça – sa poitrine ne s’élève plus – Allez, cette fois c’est parti, je m’en vais ranger tout ça et dégager l’escalier – (…) ».

 

Dans ma profonde gentillesse, mon infinie compassion, mes pieds ne bougent toujours pas.

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