Pitoyable

Attablé, en compagnie de… avec… bref, en compagnie, j’eus l’impression renouvelée de l’étrangeté, du gouffre qui nous séparait. Chacune de mes saillies, directes ou allusives, pleines d’esprit léger ou mordantes, sombrait lamentablement dans l’incompréhension de la… compagnie. Mes remarques ou observations, tour à tour pleines de verve aux tournures impeccables ou placées avec la précision d’un horloger rhétoricien, ne rencontraient que la stupeur, la vacuité. A mes opinions sensées, judicieuses, et lorsque ma voix réussissait à se faire entendre dans l’écume rageuse d’un flot de paroles torpides et sans intérêt, ne répondaient que rires et moqueries, qu’à mon tour je ne pouvais entendre ou représenter. Et les heures avançaient ainsi, les mêmes gloussements fusant lorsque je menaçai de quitter la table, le même et notoire désintérêt quand je tentais d’engager une dispute à mon sens propice à la discussion longue et passionnée…

La succession des échecs a fini par me faire sourire de vinaigre et renoncer à boire plus, pour ne pas accentuer le ridicule et cesser d’importuner ces gens simples. La succession des faillites a enfin trouvé son apothéose dans ton refus de mon exceptionnel baiser… Loin, repoussé ou repoussant, je ne pense plus à toi. Revenu à moi après l’évanouissement de ma volonté de m’offrir, je me suis fugacement croisé dans le miroir et imprégné de mon être pitoyable.