Je dois aujourd’hui, pour parvenir à l’harmonie, à respecter ma volonté de
puissance, ma vie, mettre mes forces en équilibre, éviter le conflit intrapsychique ou autrement dit le déchirement intérieur. C’est une forme d’impératif catégorique.
Il me faut tout d’abord, afin d’éviter le conflit par nature épuisant et diminuant
la volonté de puissance, tempérer mes forces réactives, celles qui ne s’expriment ou projettent dans le monde qu’en niant d’autres forces, en les combattant : ma recherche de la vérité, ma
tendance républicaine et démocratique à l’argumentation.
Il me faut tout autant vivre pleinement mes forces actives : le goût pour
l’art (écriture, musique) et l’esthétique en général, sans mésestimer un côté aristocratique s’éveillant sitôt que le jeu de l’argumentation commence de se révéler non conforme à ma volonté, ou
dans la solitude de l’effort physique quand bien même il s’agisse d’un sport d’équipe.
Comment concilier ces forces pour ne pas diminuer l’intensité de la vie qui coule
en moi ? Par l’éternel retour semble-t-il, en vivant pleinement ces instants dont j’aimerais qu’ils se répètent une infinité de fois.
En clin d’œil à la généalogie comme alternative à la théorie, je procèderai
chronologiquement.
A cinq ans, les frères Régis me poursuivent dans la cour d’école de Marché Marais à
Melun, mais je bondis habilement sur un banc, continue ma course, saute et me libère ainsi du piège.
A six ans, j’aime Céline, la petite Narbonnaise perdue au Mée sur
Seine.
A sept ans, Christelle Joffre et moi-même révisons nos connaissances des chiffres
en les dessinant dans nos dos respectifs.
A huit ans, nous pêchons avec mon grand-père Gustave au bord d’un bras de Seine
mort, lors d’une douce journée de printemps, ensoleillée et chaude, à l’ombre d’un grand saule pleureur.
A neuf ans, nous réalisons avec Franck Vandesbosch la pêche miraculeuse à Enez Arz.
Tacots et éperlans viennent se jeter par dizaines sur nos hameçons qu’il est même inutile de garnir d’appâts. A neuf ans toujours, le même Franck avec qui nous pédalons dur en direction du Lan
lors d’une matinée de crachin, hurle son amour à Elise Tanguy devant la maison ensommeillée de la famille de cette dernière, et nous repartons au sprint en riant jusqu’à
l’apnée.
A dix ans ou presque, j’écoute l’émission de Bernard Lenoir sur France Inter et
entends en direct le concert de Joy Division aux Bains Douches. J’aime Carole Gosselin. J’écoute en boucle « Songs of love and hate » de Leonard Cohen et l’intégrale de Brel, surtout
l’Olympia 1964.
A onze ans, le petit gars pas très costaud mais doté d’une bonne technique et d’une
excellente vision du jeu selon ses entraîneurs, plante une magnifique et surpuissante reprise de volée, d’un geste délié sans effort semblerait-il, artistique, sous les yeux ronds d’ébahissement
de Stéphane Léger, le gardien de but. Je découvre « Rattus norvegicus » des Stranglers et « Nag nag nag » de Cabaret Voltaire. Je prie pour la seule et unique fois de ma vie
pour mon grand-père Maurice victime d’une crise cardiaque, avec succès… du moins pour les quelques mois le séparant encore de la mort. Nous luttons respectueusement avec Maria Fernandez pour le
nombre de nos rédactions figurant dans le livre d’or de notre classe de CM2.
A douze ans, mon caractère aristocratique s’accommode mal, lors d’un voyage au
Canada, du statut d’enfant non accompagné doté d’un écriteau autour du cou ; bien vite, l’infâmant panneau disparaît dans mon sac et je voyage seul, comme un grand. A douze ans encore, je
lis « Le Joueur » de Dostoïevski, regarde pour la première fois « Le bon, la brute et le truand » de Sergio Leone et écoute « Ceremony » de New
Order.
A treize ans, j’écris ma première nouvelle et entends « Pornography » des
Cure ainsi que « A new day » de Killing Joke. Je me remets en aimant « I’m only shooting love » de Time Bandits, en jouant au base-ball et au foot sur la console
« Intellivision » de Mattel ainsi qu’en aimant « Lawrence d’Arabie » avec Peter O’Toole. Je tombe amoureux de Robin Wright dans son rôle de Kelly dans « Santa
Barbara ».
A quatorze ans, je fais percer mon oreille gauche et adore « Aguirre ou la
colère de Dieu » de Werner Herzog, avec le fantasque Klaus Kinski. Je retiens mes larmes en regardant jouer intensément Peter O’Toole dans Masada.
A quinze ans, je commence la basse, reste sur mon séant en écoutant pour la
première fois « Fresh fruits for rotting vegetables » de Dead Kennedy’s et manque de mourir en lisant « Crime et châtiment ». Je me remets encore en aimant « Shake the
disease » de Depeche Mode. Je regarde « Le cuirassier Potemkine » d’Eisenstein. Nous tenons avec mon cousin Jean-Luc un cierge à l’enterrement de mon grand-père Gustave et éclatons
de rire avant de fondre en larmes.
A seize ans, j’achète mes premières Doc Martin’s noires, coquées et 18 trous et
écoute au casque chez Nugget’s, sur les conseils de Mireille, « Third uncle » de Brian Eno, reprise par Bauhaus. Notre groupe « Lies of purity » reprend « In a lonely
place » de New Order et « A rock and hard place » des Sisters of Mercy sur la place des Chapeliers lors de la fête de la musique 1986.
Le jour de mes dix-sept ans, les mains de Béatrice Jourdan se perdent au-delà des
boutons de chemise sur mon torse de poulet. A dix-sept ans encore, je lis « Le feu follet » de Drieu la Rochelle, « Le voyage au bout de la nuit » de Céline, « Les
abeilles de verre » de Jünger. Je verse des larmes sur le « Day of the Lords » du « Boulevard of the broken dreams » de Joy Division. Je dors chez Albain Lutaud en
écoutant « Funhouse » des Stooges et les 13th Floor Elevators de Roky Erikson. Je me réjouis en bondissant des pourtant objectivement pas terribles 13 et 13 du bac Français.
Je lis « Les contes cruels » de Villiers de l’Isle-Adam, « Les chants de Maldoror » de Lautréamont.
A dix-huit ans, nous allons voir les Rita Mitsouko en concert au Rex, puis Pierre
Desproges pour son dernier spectacle (« Métastase, cancer, Schwartzenberg, avenir ; trouvez l’intrus ! »). Notre nouveau groupe
« Eternel Blanc » se produit lors de la fête de la musique 1988 et fait pogoter le public sur une reprise rapide de « Warsaw » de Joy Division. Tout en lisant « Qu’est-ce
que s’orienter dans la pensée ? » de Kant et « Les âmes mortes » de Gogol, mon premier recueil de poèmes est publié peu après que je crois aimer Kim Parry. Puis en une semaine
j’obtiens mon bac A1 avec mention, le permis de conduire et le privilège de découvrir les Swans par l’album « Public castration is a good idea » cédé par le mentor Fabrice Billard. Au
feu le Studio 24, je regarde avec Sylvie Feller et Albain « Le feu follet » de Louis Malle avec Maurice Ronet ainsi que les cycles « Expressionnisme allemand » (« Les
trois lumières », « M. le maudit » et « Metropolis » de Fritz Lang notamment, ou « Nosferatu » et « Faust » de Murnau) et « Bogart »…
Casablanca, Le port de l’angoisse, Le faucon maltais… En juillet, avec Vera Zakharov et Lambert Barthélémy, nous écoutons encore et encore « Apologija » de Laibach in « Krst pod
Triglavom baptism », tandis qu’avec Sylvie Feller nous allons voir la Tétralogie complète aux chorégies d’Orange. Je m’émeus sur « Le bœuf écorché » de Soutine. J’achève aussi les
nouvelles « A Verdun » et « La Folie ».
Le jour de mes dix-neuf ans, je crois vraiment aimer Carol Antoine mais la beauté
de Rachel me renverse. Nous dansons moins d’une semaine plus tard un pogo avec Manuel Guez sur de la new beat au Sahara Beach, entre Souss et Monastir. En juin, je nage dans « L’eau
rouge » des Young Gods. En novembre, je me promène avec ma mère sur la Place Saint Marc déserte et recouverte de brouillard ; les pigeons s’envolent et disparaissent dans la brume à
notre approche. Un mois plus tard, notre groupe désormais industriel, « Der Ewig-Weiß », sous influence « Strategie gegen Architektur » d’Einstürzende Neubauten, fait tomber
les vitres de la salle des fêtes de Puyricard en raison d’une mauvaise sonorisation de l’enclume et de la porte de garage.
A vingt ans, je découvre les Têtes Raides en concert à Enez Arz, peu après avoir
réussi à me procurer le disque de la 9ème de Dvořak par Furtwängler à l’opéra de Berlin en 1941. Lors de l’écrit de droit pénal général en DEUG 2ème année, portant sur la
complicité, je suis touché par la grâce et recopie littéralement le polycopié de cours qui s’ouvre derrière mes yeux, à la coquille près ; l’écrit de droit administratif étant tout aussi
magique, je termine major de promotion. J’achève aussi mon livre « Amourettes lycéennes ».
A vingt-et-un ans, je me réjouis sans mesure de la victoire de l’Etoile Rouge de
Belgrade sur l’OM en finale de la Coupe d’Europe des Clubs Champions. Je lis « Je ne regrette rien » de Pierre Sergent. Ayant cédé aux instances de Sandrine Beuve-Méry à Enez Arz, je
suis vraiment amoureux de sa sœur Christelle-Olivia. « Vin qui pétille, femme gentille, sous tes baisers brûlants d’amour, plaisir, bataille, vive la
canaille, je bois, je chante et je tue tour à tour »… J’en profite pour écrire « La dernière fête ».
A vingt-deux ans, je regarde « Luna Park » de Pavel Lounguine, suivi peu
après d’une rediffusion de Taxi Blues, puis deviens fou sur « A bullet in the head » de Rage against the machine. Je joue 48 heures d’affilée à « Romance of the three
kingdoms » sur Super NES.
A vingt-trois ans, alors que Bruno Kersuzan me faisait écouter les maquettes de
« Fleurs de yeux » que lui avait confiées Christian Olivier, un homme de la trentaine, aviné au bar de La Fontaine à Penero, m’apprend l’existence du groupe « Red Cardell ».
Je joue au basket sur Super NES avec les frères Arnaud et Jean-Loup Lagavardan. Je discute à bâtons rompus de l’aéroport de Warszawa avec les Professeurs Renoux et Berra lors de mon souriant
grand oral de DEA de droit du travail. Je lis « Le temps des citoyens » de Jean-Pierre Chevènement.
A vingt-quatre ans, j’écoute intérieurement « Rot scheint die Sonne »
dans un camion militaire dans la campagne saumuroise tandis que le soleil se lève dans la brume au dessus de la Loire, puis « La marmaille nue » de Mano Solo dans ma chambrée à
Saint-Cyr-Coëtquidan. Nous jouons avec Stéphane et Nathalie Rivière, avec Yohann Meynadier et Myriam Mahé, aux jeux olympiques sur Super NES.
A vingt-cinq ans, j’écoute les « Chants et danses de la mort » de
Moussorgski en élaborant une frise papale, et reçois un choc artistique avec « Underground » d’Emir Kusturica sur la musique de Goran Bregović. J’enchaîne sur « Le temps des
Gitans ». J’aime Emilie Holtz et j’achève mon livre « Le Couple ».
A vingt-six ans, Guillaume Decron et moi-même ne manquons jamais un épisode de
« Black Adder » en VO avec Rowan Atkinson et Hugh Laurie, chez Emilie.
A vingt-sept ans, Milla Jovovich est affolante de beauté dans « Le
5ème Elément » de Luc Besson. Nous roulons à vélo sur un plateau enneigé avec Guillaume Decron, puis parvenons à une clairière ombragée, dans laquelle un petit ru se termine en
mare d’une eau glaciale et limpide où nous buvons.
A vingt-huit ans, j’écoute « Là-bas si j’y suis » de Daniel Mermet durant
une période de chômage. Stéphane Rivière et moi-même participons à des ateliers d’écriture, une sotériologie.
A vingt-neuf ans, nous jouons au basket avec Stéphane Rivière. Je bois un verre de
blanc sur la place arborée du village de Nyons, un vent doux agitant mes cheveux.
A trente ans, j’écoute « Ar gouriz koar » de Denez Prigent et découvre
« Le problème XXX » d’Aristote. A trente ans encore, je maigris à vue d’œil et aime Pascale Auger.
A trente-et-un ans, je lis « Sous l’aile d’un ange » de Jerzy Pilch, en
regardant « 24 heures ».Je me félicite de l’effondrement des Twin Towers, « Magnifique ! ».
A trente-deux ans, je lis « La Grammaire des civilisations » de
Braudel.
A trente-trois ans, je regarde hilare « Black Books » avec Dylan Moran.
J’achève mes deux bouquins « Träume I » et « L’Eglentreprise ou la religion de l’entreprise » en à peine deux mois. Je prends avec Guillaume Decron un verre de Pouilly Fumé en
mangeant les noix fraîches de mon jardin sur le Chemin de Rapine. Le 21 septembre, je tombe amoureux d’une Anne Baqué à la resplendissante beauté, à l’occasion de son
anniversaire.
Le jour de mes trente-quatre ans, tremblant comme une feuille, j’aime encore plus
Anne devant le Leydet à sept heures du matin. En janvier, je fais face au vent déchaîné au sommet de l’Arthur’s Seat. En août, Anne me demande en mariage. Nous jouons avec Yohann Meynadier à
« L’Entraîneur 2003-2004 » sur PC. Avec Josie et Stéphane, nous faisons le tour d’Europe avec mon Audi A3 flambante neuve.
A trente-cinq ans, le 18 juin, j’entre dans l’appartement d’Anne en pleins
préparatifs pour la cérémonie de mariage. Nous roulons entre la mairie et l’Eglise en écoutant « Płatna miłość » de Goran Bregović par Krawczyk (« In the death car » version
polonaise) tandis que Marc Baqué tourne. Nous roulons au petit jour vers la Bastide Roman à Gardanne. Et c’est beau, tout comme naviguer entre les tepuys jusqu’au Salto Angel, comme le
« Non » au référendum sur la Constitution européenne.
A trente-six ans naît Ilana et je lis le premier tome de la « Contre-histoire
de la philosophie » par Michel Onfray. J’achève mon livre « Honte ».
A trente-sept ans naît Erwann.
A trente-huit ans, je lis « La mythologie celtique » de Yann
Brekilien.
A trente-neuf ans, je lis « Le moment fraternité » de Régis Debray et au
même moment, nous mangeons une assiette de charcuterie avec Anne à Oletta, observant des hauteurs montagneuses le coucher de soleil sur la baie de Saint Florent.
A quarante ans, je regarde « L’Île » de Pavel Lounguine, découvre
Vladimir Sorokine avec « La voie de Bro » et « Roman ». Je lis aussi « L’Adolescent » de Dostoïevski, lumineux dans sa critique du nihilisme
libéral.
A quarante-et-un an, toujours jouant avec Yohann à « L’Entraîneur 2003-2004 » et
selon l’ontologie nietzschéenne, sans regret, nostalgie, ni culpabilité ou moindre projet d'avenir, je suis devenu sage… peut-être.