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Hontes

Souffrances, amour, désespoir, moquerie, musique et philosophie... La vie, quoi !

Rêve 105 Dévoré

Publié le 4 Octobre 2011 par Luc in Eternel retour de fin (du 1-5 au 14-10-11)

Enfin arrivé au rez-de-chaussée de cette immense bâtisse de bois blanc, nuitamment par une route déserte, je sais être en retard pour le dîner. Je jette pêle-mêle imperméable noir, cartable noir sans que ce sensible allègement vienne changer la couleur de mon humeur. Je traverse rapidement le hall d’entrée sans prendre le temps d’en remarquer les volumes exceptionnels, la hauteur singulière du plafond où est pendu un lustre dont on ne pourrait compter le nombre d’ampoules qu’il supporte. Je grimpe deux à deux les marches du large escalier à la rampe ouvragée de bois laqué blanc et arrive sans un sursaut de cœur au premier étage. Je prends le vestibule de droite et débouche sur la vaste terrasse couverte.

 

Les couleurs s’avèrent fort différentes ici : chaleureuses, entre bois brut et flamme. Le plancher ne grince pas sous mes pas lorsque je m’approche, frôlant ici une statue balinaise, rattrapant là une lampe chinoise en porcelaine noire finement décorée de peinture d’or. Je descends deux marches et arrive à la table où m’attendent les convives. Une odeur de Beaune m’interpelle alors que je vois décliner le jour par-delà la large baie vitrée, ouverte ce soir-là. Je m’assois dans un marmonnement, auquel j’ai la sensation que les deux ou trois autres personnes répondent par le même langage. J’ignore en effet s’ils sont deux ou trois car je baisse la tête, ou bien je dirige mon regard vers l’extérieur, la nuit qui naît. Je ne suis absolument certain que de la présence des deux premiers, que j’ai vus, mais mes sens apaisés me signalent qu’il doit y avoir un tiers à ma droite. Peu importe, le Beaune 1er cru est excellent, et en le laissant couler au fond de ma gorge après l’avoir laissé reposer quelques secondes sur mes papilles engourdies, je projette à nouveau mon regard vers les dernières lueurs de l’horizon. Nous sommes vraiment en hauteur – pense-je.

 

D’ailleurs, c’est bien le dessus d’un cerf-volant jaune et vert que je vois apparaître dans mon champ de vision, là, dehors, à quelques encablures de la baie vitrée. Je m’étonne de la tension apparente dans son vol tandis que je ne ressens aucun souffle de vent de l’extérieur. Il continue sa montée en frémissant, jusqu’à se retrouver pile en face de nous, à trente mètres peut-être. Le cerf-volant se retourne, mais au lieu de nous montrer son architecture intime, il s’avère qu’il est de fait un dragon, ou plutôt non, un démon. Grand, avec ses deux ailes noires de chauve-souris plantées sur les omoplates d’un dos puissant que j’avais stupidement confondu avec un cerf-volant. Il paraît dans une colère noire, elle aussi. Il ne fait aucun bruit tandis que sa mine se renfrogne encore. Sa couleur varie à quelques secondes d’intervalle entre le rouge enflammé tacheté de combustion, l’orange de braise à la luminosité irrégulière et un vert de combat strié de cicatrices carmines. Compte tenu du calme ambiant, je suis manifestement le seul à l’avoir vu.

 

Il s’approche maintenant, tellement près de la baie vitrée qu’il est raisonnablement impossible de l’ignorer. Aucun des trois convives ne bouge alors qu’il ouvre sa gueule de stryge, démesurée aux innombrables, longues et très fines dents, en se déformant la mâchoire jusqu’à vouloir enserrer d’un coup la tête de mon père, assis à ma gauche et continuant de siroter son verre de blanc. Mon père, oui, dans un sens… car si je sais avec certitude qu’il s’agit bien de lui, il n’en pas moins revêtu ce soir ma propre apparence. Je ne vais pas le laisser bouffer sa ma caboche : j’interviens promptement, sans crainte excessive malgré cependant le déséquilibre risible des forces en présence. J’adresse une claque au monstre, suivie d’un coup de pied dans ce qui doit lui tenir lieu de côtes. Interloqué, le démon extrait sa tête d’au-dessus de la table et se place en vol stationnaire devant la terrasse. Il reprend sa moue renfrognée, change deux ou trois fois de couleurs et me fixe intensément, semblant ne rien comprendre à la situation sans toutefois désarmer son air menaçant ni esquisser le moindre mouvement de départ. La nuit est tombée totalement cette fois, noire d’encre. Sinistre luciole.

 

Hésite-t-il à agir, encore surpris par l’imprévisibilité de ma réaction ? Ou plus sûrement, provoquant ma terreur, si je suis assis à ma propre gauche, quel visage voit-il de celui qui l’a frappé ?

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