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Hontes

Souffrances, amour, désespoir, moquerie, musique et philosophie... La vie, quoi !

L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise (2.66)

Publié le 18 Décembre 2009 par Luc in L'Eglentreprise ou la religion de l'entreprise

  Plus sérieux, il ajouta, cette fois en s’adressant directement au consultant :

 

-         L’essentiel est surtout de noter que la totale maîtrise de cet art dans le décryptage du mouvement de l’œil peut être totalement remise en cause lorsque l’on ignore si le collègue en face de soi est droitier ou gaucher : dans ce dernier cas, il conviendrait d’inverser les données compte tenu d’un œil de visée situé à sa gauche…

-         Votre remarque est fondée, mais il existe bien des moyens de savoir avant de débuter l’observation si votre interlocuteur est gaucher ou droitier…

-         Vous ne pouvez ignorer que la main d’écriture n’a pas une incidence nécessaire sur l’œil de visée. Alors quoi ! Lors de chaque entretien, il faudrait faire passer le test de la feuille de papier trouée en face d’une source de lumière ?! Et ne parlons même pas des dramatiques conséquences d’un strabisme plus ou moins affirmé chez l’examiné ! Selon votre schéma, le divergent droitier sera nécessairement classifié en constructif (visuel ou auditif) ou encore kinesthésique, tandis que le convergent sera un affreux passéiste porté à l’évoqué et au dialogue interne. Un œil de verre ou un carré Moshé Dayan s’avèrent également rédhibitoires dans le cadre de cette observation par trop empirique… -hilarité générale des autres stagiaires -

-         Hem… - intervint le consultant - Je vous rappelle tout de même qu’au-delà de ces considérations purement physiologiques, l’outil présenté doit être regardé comme une aide au management via l’utilisation des prédicats adéquats, servant également à l’identification de votre interlocuteur : ses yeux ne sont pas tout, son langage est essentiel. Par exemple, aurez-vous affaire à un visuel que vous entendrez et ainsi emploierez des images dans votre discours, vos interventions (c’est clair, cela saute aux yeux) ; serez-vous en présence d’un auditif que vous veillerez à commenter soigneusement d’une voix étudiée tout document et préférerez communiquer vos instructions verbalement (cette interrogation résonne en moi : il faut nous accorder sur les modalités de cet appel).

-         D’accord, et s’agissant d’un kinesthésique ? - questionna un stagiaire, recueillant immédiatement l’approbation muette du responsable juridique -

-         La difficulté est il est vrai plus franche s’agissant de la confrontation avec un kinesthésique, lequel se révèle sensible à l’accès au sens par des émotions, des sensations…

-         Là, j’avoue, et cela me frappe, que je bute sur l’atroce nécessité du mouvement physique en matière de communication – intervint le canoniste – Et de toute façon, je n’envisagerai même pas toute l’impossibilité qu’il y aurait à communiquer dans une grande entreprise du secteur tertiaire avec un olfactif (ça sentait mauvais de toute façon) ou un gustatif (le salariat lui aurait laissé un goût amer dans la bouche).

 

  Transcendé par les nouveaux rires de ses collègues stagiaires, le consultant tenant de moins en moins la salle, il soutint que pire encore, au-delà de l’usage délicat au quotidien des prédicats, une erreur d’interprétation de l’observateur manager dans l’angle de déplacement de l’œil du collaborateur lors de sa réponse à une question ouverte (encore faut-il savoir les poser, la facilité résidant surtout dans les questions fermées et conditionnées suite auxquelles on ne peut répondre théoriquement que par oui ou par non, et pragmatiquement que par « oui patron » !) suffit à ce que le premier cité s’acharne à délivrer des messages très visuels par exemple, lorsque le second n’aurait que voulu entendre la douce symphonie de consignes compréhensibles et directement applicables. Le consultant éleva indiciblement le ton et obtint rapidement le silence malgré la tournure séditieuse que prenait ce stage. Il poursuivit tranquillement, rompu qu’il était aux mouvements d’humeur de stagiaires sceptiques. Il expliqua donc que conscients des insuffisances du VAKOG, les chercheurs en P.N.L. avaient tenu à compléter le schéma par la définition des filtres cérébraux lors de la communication : notre exégète allait devoir connaître des affres du GALOI. De prime abord, il se demanda en quoi diable il était sage maîtriser le gallois, puisque bum gall unwaith-hynny oedd, llefain pan ym ganed [1]… ajouté au fait que les archers de cette nationalité lui rappelaient leur responsabilité écrasante dans les lourdes défaites de Crécy, Azincourt ou Poitiers. Mais ne s’agissait-il peut-être que d’une déformation linguistique : apprendre le gallo (c’ést gaundilhóz, on a-t-i du deu et ière de jeu ! [2]) ?

  Toutes ces simagrées étaient-elles bien nécessaires pour travailler en honnête juriste latiniste (sed usquam adhuc sub judice lis erat [3]) ? Il se détrompa vite et se détourna de ses réflexions hâtives lorsqu’il vit écrire ce sigle sur le paper-board par la co-animatrice. Le consultant chargé de la première phase du stage pouvait ainsi souffler et sortir de la salle, suant et érubescent, épuisé d’avoir eu à faire passer des notions théoriques à des stagiaires intéressés par des boîtes à outils, mais aussi par le mismatching insupportable du canoniste pointilleux, dont il allait nécessairement devoir rendre compte au Cénacle de direction, comme il était d’usage chaque fois qu’une incartade était constatée lors de séminaires de développement personnel.

  L’objectif clairement affiché du GALOI consistait à faire passer de la manière la plus efficace un message au managé, en tenant compte de ses portes d’entrée en matière de communication. Pour cela, il convenait d’utiliser « les cinq filtres fondamentaux ». La voix mystérieuse employée par la consultante lors de la prononciation de cette phrase laissa le canoniste dans un état de perplexité sans limites.

  Les rites magiques reprenaient avec le vocabulaire alchimique, le mutus liber des gourous de la formation professionnelle en ressources humaines… « Le livre muet » du sens des valeurs R.H. était composé de quinze planches de dessins alchimiques pratiquement sans texte. Oh il n’avait probablement pas été écrit par Jacob Saulat au XVIIème siècle. Le « MUTUS LIBER, IN QUO TAMEN Tota Philosophia hermetica figuris hieroglyphicis depingitur, ter optimo maximo Deo misericordi consecratus solisque silus artis dedicatus authore cuius nomen est Altus », ou autrement dit « Le livre sans parole, dans lequel est toutefois présenté en figures hiéroglyphiques la totalité de la philosophie hermétique, sacrée pour Dieu miséricordieux et trois fois grand, s'adresse uniquement aux fils de l'art et le nom de son auteur est Altus », rejoignait pourtant parfaitement le discours des valeurs R.H. : « Ora, lege, lege, lege, relege, labora et invenies », ou autrement dit « Ecoute, lis, lis, lis, relis, travaille et cherche ». Il paraissait au jeune homme que l’amour délirant porté par les consultants en RH pour les schémas obscurs, munis de flèches, de formes circulaires (toujours !), et étayés par très peu de légendes, démontrait qu’ils avaient tous suivi les enseignements d’Albert Legrand, de Roger Bacon, Raymond Lulle, Arnaud de Villeneuve, Nicolas Flamel, Paracelse, John Dee ou Jacob Boehme ! Mais pour le GALOI, quels étaient les filtres de ce troublant acronyme ?

 

  Le premier d’entre eux, symbolisé par la lettre G, était les gens, le tri opéré par le cerveau de ceux à qui, avant d’aborder quoi que ce soit, il convient de dire avec qui ils vont travailler, qui sera présent à telle réunion ou distraction, etc.

 

  « En un mot – fit l’énergique jeune homme – tous ceux qui ne peuvent rien concevoir seuls sans une panique avérée, se représenter sans aucun contact avec leurs congénères débiles... ».

 

  Le second filtre, l’activité symbolisée par la lettre A, concernait ces personnes qui se jettent sans réminiscence dans l’action pure, le reste important peu.

 

  « Des atrophiés du bulbe » - jeta-t-il sans sourciller, sous le regard atterré de la consultante, qui néanmoins poursuivit son propos –

  Avec ceux-là, le mode de communication se traduit par une nette dominante du faire, du concrétiser : les gens qui ne vivent que par et pour l’action sont rarement des intellectuels, peu portés à la remise en cause personnelle et au questionnement, à la curiosité pourtant indispensable dans la représentation du monde.

 

  Le troisième filtre était destiné à ceux qui trient par le lieu (lettre L dans le GALOI). Intérieurement cette fois, à la suite des quelques développements et illustrations apportés par la consultante sur ce filtre, le canoniste se dit :

  « Des paranoïaques de l’endroit ! L’intérêt qu’ils portent à leur mission n’est présidé que par l’emplacement de cette dernière, lequel doit être clairement circonscrit, faute de quoi ils cèdent rapidement à la terreur et deviennent incapables de recevoir quelque information que ce soit tant que ce point crucial du lieu n’a pas été résolu… Ca existe, ça ? ».

 

  Le quatrième filtre concernait ceux qui trient par l’argent, le matériel, l’objet O.

 

  « Les avares et les esthètes ! Joli couple ! », -chuchota-t-il à son voisin de table qui s’empressa de reprendre tout haut à son compte la définition autant sarcastique que simpliste qu’il venait d’entendre –

  Avec un sourire, la consultante émit quelques réserves, qui ne modifièrent cependant pas grand chose au fond du constat ironique : selon la sous-catégorie envisagée, il faudrait communiquer en insistant fortement sur l’évaluation des coûts induits par la mission et naturellement sur ce qu’elle leur rapporterait en propre.

  Le responsable juridique revint sur ce point lors de la pause viennoiseries avec quelques stagiaires :

 

  « A n’en pas douter, si lors de vos dîners vous écoutez distraitement quelqu’un ne parlant que d’impôt, de prêts, de bricolage, de piscine, de break Opel, de chien, d’enfants et de femme, vous avez affaire à un tri O, soit le degré 0 de l’heuristique ».

  Ce fut sans complaisance qu’il remarqua l’air gêné et hostile du collègue de travail participant à l’action de formation, dont il venait de décrire en brocardant mais aussi juger la vie entière. Il enfonça le clou en s’adressant cette fois au responsable du service Foi-Pataphysique (la Formation Professionnelle dans l’Eglentreprise) :


[1] J’ai été sage une fois : lorsque je suis né, j’ai pleuré (proverbe gallois).

[2] C’est hasardeux, on a de la misère et bien peu de plaisir ! (proverbe gallo).

[3] Mais quelque part, la question n’était pas encore résolue (« Le procès est encore devant le juge », Horace, Art poétique, 78).

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