Nous étions conviés à une conférence, et j’avais été désigné pour représenter l’entreprise à cette occasion. Encore à l’extérieur de la grande salle, alors que j’attendais assis dans un large hall à une petite table ronde munie de deux tabourets circulaires, je constatai la présence de S. Sans un geste de ma part, elle vint s’asseoir en face de moi, le visage long et triste, les yeux vibrants, la bouche ourlée et magnifique. Je moquai gentiment son humeur maussade, espérant ainsi la dérider alors que nous nous levions. Elle me saisit alors au col de sa main droite, fermement mais sans serrer cependant, dans une fausse strangulation dont j‘aurais pu me dégager sans difficulté. Etrangement, je n’agis pas de cette sorte, et de la même manière qu’elle feignait de me prendre par le colbaque, je faisais semblant de me débattre en apposant ma main gauche sur son avant-bras pour le caresser plutôt que le meurtrir, puis ma main droite dans son dos, traçant un vertige renonçant au tambourin.
L’ambiance de séduction singeant la violence d’une altercation était devenue torride dans le silence. Je m’apprêtai à faire plier son bras tendu sans tension pour l’embrasser à pleine bouche lorsque je retins mon geste. Il m’avait semblé percevoir dans la lumière de son regard une étincelle renonciatrice, un vice du consentement. Nous nous défîmes l’un de l’autre et nous dirigeâmes sans un mot vers la salle conférence.
Il n’y avait pas encore grand monde dans les rangs très serrés de bancs en bois avec pupitres, ce qui facilita notre progression, S. une rangée au-dessus de moi. A peine avais-je pris place que S. reprit le sac et l’imperméable sombre qu’elle venait de poser et sortit en trombe par une porte latérale. Son visage respirait à nouveau une infinie tristesse, une grande contrition. Inquiet, je me jetai à sa poursuite et la retrouvai sitôt la porte franchie, dans un coin du grand hall sans tables et plus sombre que celui où nous nous étions assis peu auparavant. Elle était en proie à un malaise immense. Ses lèvres pâles, à peine teintées de rose désormais, tremblaient dans le même mouvement que son regard enfiévré. Je m’approchai et sans un mot lui fis comprendre mon inquiétude. Elle détourna son visage en fermant les yeux, dans un hochement capital de dénégation. Durant ce quart de rotation, nos mains se touchèrent par maladresse et émotion, et l’équilibre de la compassion, de la tristesse paralysante fut rompu.
Nos lèvres étaient déjà unies lorsque nous tombâmes à la renverse sur la pile de tapis de gymnastique en mousse de polyéthylène houssés. Notre étreinte était magnifique, intense dans les larmes et le bonheur d’enfin connaître ce moment que nous tentions à toute force d’éviter, que nous refusions, pour lequel nous patientions depuis six ans. Nous allions, cela était lumineux, au devant de notre plus grande joie et de notre plus grande peur, celle de balayer nos constructions respectives par notre fureur amoureuse.
Cette éternité aussi brûlante que chaste bien qu’au paroxysme de l’excitation des sens, prit bientôt fin. Je soulevai la jeune femme, un bras sous les épaules, un autre sous les genoux repliés. En me penchant au-dessus d’elle dans un souvenir irrésistible d’« Autant en emporte le vent », tandis que son dos se courbait un peu plus vers le sol, ma main située sous ses cuisses alla caresser par petits à-coups ses fesses à travers ses étroits pantalons de fin tissu satiné. Sans la quitter des yeux et avec une infinie tendresse, je flattai son sexe, ses lèvres avec mon pouce au travers de la fine étoffe. Elle ferma encore les yeux et tourna la tête, partageant à l’évidence ma folie de désir et ma peur absolue.
En deux mots, nous convînmes de nous rendre chez elle. Une fois arrivés, après nous être déchaussés, je lui fis part de mon besoin de soulager un besoin naturel, et elle m’indiqua la direction de la salle de bains d’un geste gracile de sa main fine et osseuse. Je vaquais à mon occupation, vêtu d’un jean sombre et d’un tee-shirt kaki lorsqu’une désagréable sensation olfactive m’interrogea sur mon odeur corporelle du moment. Je craignais que mon tee-shirt puât la sueur, du fait de la longue journée, de l’étreinte, de la peur… Cela m’importait peu, mais il aurait fallu que je prisse une douche. J’en étais à ces considérations pragmatiques tant qu’angoissées quand le doute vint à me tenailler de plus belle quant à ce que j’étais en train de faire. J’achevai rapidement ma vidange dans le soulagement inquiet et tirai la chasse d’eau quand soudain, derrière moi, s’ouvrit la porte de la salle de bains.
C’était la première fois que je la voyais ainsi. S. venait d’entrer nue dans la pièce sans frapper. Elle était plus pâle de peau que je ne l’aurais soupçonné ; sa main gauche cachait son pubis, entre les doigts un peu écartés de laquelle je pus voir quelques rares traces de repousse. Elle alla directement à la baignoire et tira lestement un rideau de douche légèrement translucide. Je m’approchai de la porte pour sortir de la salle de bains mais m’arrêtai en face de la baignoire. Je ne pouvais plus bouger en voyant sa silhouette à la taille fine et aux hanches peu marquées se découper dans la lumière de la fenêtre située derrière elle. Un courant d’air venant de la porte me permit de regarder au premier rang les épousailles de ses formes avec le rideau de douche venu se coller à elle par un miracle de la physique. Elle réprima un frisson mais ses tétons aux corolles brunies saillaient du PVC, ses seins, son ventre et ses cuisses venaient d’être sculptés dans la matière. Elle se dégagea de l’étreinte glacée mais le rideau revint aussitôt à la charge, évidemment mécontent d’être ainsi éconduit. Je décidai d’intervenir et l’écartai en le faisant coulisser sur ses anneaux jusqu’à ce qu’il se collât sur les carreaux de la cloison.
S. ne fut qu’à demi-surprise de mon acte, mais afin de protéger sa pudeur presque dénuée de toute pilosité, elle pivota et offrit à mon regard rougi son profil savonneux. Tête baissée, ses lèvres pourpres désormais arboraient cette moue boudeuse qui me faisait fondre. Je voyais ses deux petits seins, un peu tombants semblait-il dans la clarté qui aurait pu lui être cruelle si elle n’avait si belle, et qui surplombaient un ventre gonflé par une respiration saccadée, le stress d’une situation incontrôlable. Je descendis encore ma main qui n’avait guère tardé à se confondre avec mon regard. La fesse était bien dessinée, malgré une partie inférieure un peu molle, tandis que le pubis mousseux échappait à mes yeux explosés. Je me contentais de le frôler avec grâce, enlevant un peu de savon avant de suivre le galbe fuselé de cuisses musclées.
Je la tirai alors stupidement vers moi, de nouveau travaillé par le désir fou et succombant à la concupiscence. Je voulais de nouveau la soulever à la Red Butler et l’emmener ainsi vers une chambre à coucher dont j’ignorais où elle se trouvait, ou prendre une douche avec elle, ce que je n’avais pas osé lui demander de vive voix, ou encore la déposer, là, à même le tapis de sol de la salle de bains, afin qu’enfin nous fissions l’amour, consommassions notre péché d’adultère refoulé depuis si longtemps que nous ne pouvions même plus nous l’avouer distinctement… Je la tirai stupidement vers moi, d’un geste brusque ressemblant plus à une tentative, et je chutai moi-même en arrière.
Le temps s’arrêta à cet instant. Je n’entendis plus l’eau goutter sur la céramique. Je voyais encore S. nue et magnifique, un bras en bandeau sur ses seins et une main sur son pubis. Elle n’avait pas bougé de son auréole de lumière et présentait dès lors un air éploré. Je n’avais pas mal. J’avais dû tomber le crâne sur quelque chose. J’avais mal à la tête finalement. Un liquide semblait se répandre de moi mais pas précisément de l’endroit que j’imaginais quelques secondes auparavant. Je n’avais pas fauté. Je mourais ou quoi ?! J’étais resté fidèle. Je mourais en regardant l’objet à jamais inassouvi de mon désir qui resterait un fantasme, comme la beauté du monde.